Samuel-Alexandre Bourret, directeur de studio chez Sarbakan nous offre un aperçu de ce qu’est vraiment la tâche colossale de concevoir un jeu vidéo.

J’ai pensé que ma première collaboration avec Jeux.ca devrait présenter ce qu’implique une production de jeu vidéo.
Pour cette première collaboration, j’aimerais vous faire visiter le quotidien de ma merveilleuse bande de génies créatifs dont la débrouillardise et le cœur au ventre me surprennent sur une base régulière.
Pour les profanes, l’industrie du jeu vidéo semble être une partie de plaisir où on ne fait que s’amuser, jouer et vivre des délires créatifs.
Si vous partagez ce point de vue, vous avez partiellement raison. Il est vrai que l’Industrie du jeu vidéo propose probablement les métiers les plus trippants et grisants qui existent.
Mais ce n’est pas que ça. Car si c’était le cas, ce serait en quelque sorte mes employés qui me paieraient pour s’amuser.
Au-delà du plaisir, faire un jeu c’est aussi compliqué, stressant et parfois même frustrant.
Entre la complexité des jeux d’aujourd’hui, les clients qui changent d’idée, la technologie qui nous fait des surprises et les livraisons dans des délais très serrés, il n’est pas donné à tous de « survivre » dans ce bel univers.
Avec le développement des capacités des plateformes de jeu, le travail et l’expertise nécessaires à la réalisation d’un jeu sont plus complexes que jamais.
Nous ne sommes plus à l’époque du Atari 2600 où n’importe quel programmeur pouvait réaliser un jeu en Pixel Art rudimentaire (Space Invaders, Pac Man, Donkey Kong, etc.). Ça prend donc des artistes (3D, FX, d’interface, d’animation, etc.).
Aussi, nous ne sommes plus à l’époque où un concept de jeu rudimentaire suffisait pour vendre des jeux. Même Candy Crush et Angry Birds ont nécessité un exercice de conceptualisation de mécaniques et de niveaux, ainsi que des ajustements complexes et multiples pour en arriver à la recette à succès que nous constatons présentement.
Même en programmation, c’est plus compliqué. Il y a maintenant des transactions, du jeu en ligne et pleins d’autres fonctionnalités pour lesquelles l’embauche de programmeurs et de spécialistes en programmation est essentielle. Et que dire des jeux en réalité virtuelle ou augmentée…
Et là je parle de « petits jeux simples sur mobile », et non des GTA, Assassins Creed et CoD de ce monde qui exigent une armée de spécialistes très diversifiés. Une équipe de développement d’un jeu de console est maintenant formée de centaines de personnes. Il en est de même pour les gros titres de jeux PC.
Évaluer, planifier, coordonner et mettre en commun le travail de toutes ces personnes c’est compliqué. Il faut tenir compte de leurs talents, expertises et priorités diverses, et ce n’est pas chose simple.
Il y a trois grands angles d’approche (trois grandes familles de métiers) qui s’affrontent parfois dans une production. Chacun est essentiel à la création d’un jeu.
Les artistes : ce sont eux qui font que votre jeu est beau ; les personnages, le décor dans lequel ils évoluent, les accessoires avec lesquels ils interagissent, le feedback visuel lorsque vous accomplissez quelque chose (ou échouez). Un jeu vidéo sans art, c’est un logiciel comptable, même du « prog art » c’est de l’art. Leur mission principale : « Faut que ce soit beau »
Les concepteurs : ce sont eux qui créent l’histoire, les mécaniques de jeu, les obstacles et qui veillent à ce que tout s’agence et progresse de façon à vous donner du plaisir et vous garder accrochés au jeu. Un jeu vidéo sans design… ça peut être le fun pareil. Mais plus souvent qu’autrement, ça tombe à plat et c’est d’un ennui mortel ou frustrant, soit parce que c’est trop facile, trop difficile ou incompréhensible ou parce qu’on en fait trop vite le tour. La mission des designers : « Faut que ce soit le fun »
Les programmeurs : ce sont eux qui font que tout fonctionne et que votre console ne crash pas aux 15 secondes lorsque vous jouez (attendez la section sur la technologie, vous allez voir). Un jeu vidéo sans programmeur… ça plante tout le temps, ou sinon c’est un dessin animé. La mission des programmeurs : « Faut que ça marche »
Vous comprendrez que les trois missions de nos héros nommés ci-dessus peuvent parfois entrer en conflit. Parfois ce qui est beau n’est pas nécessairement le fun (ou fonctionnel), parfois ce qui fonctionne bien n’est pas beau ou amusant, et parfois, ce qui est amusant n’est pas attrayant ou dépasse la capacité de la plateforme sur laquelle le jeu doit être déployé.
Plus souvent qu’autrement, les habitants des trois planètes travaillent de concert et leurs forces s’alignent pour créer ces œuvres artistiques que nous appelons jeux vidéo.
Mais parfois, il faut l’intervention des producteurs pour négocier des compromis entre les priorités de chacun et ainsi arriver à livrer un jeu qui correspond au mandat initial.
N.B. : il existe d’autres métiers, très importants, comme la gestion, l’assurance qualité et le son (par exemple), mais en termes de volume de personnel dans une équipe, ils sont moins essentiels que les trois principales familles de métiers.
Au-delà de la complexité et du nombre hallucinant de pièces qui entrent dans l’engrenage, il faut aussi composer avec la nature, volatile, de ce genre de production. Les logiciels changent (faites le décompte des mises à jour que vous avez faites de Windows ou de votre mobile dans les six derniers mois si vous ne me croyez pas), mais les plateformes sur lesquelles les jeux sont déployés changent souvent elles aussi.
Chaque nouvelle plateforme de jeu a un impact similaire à ce qu’un nouveau type de véhicule aurait sur l’industrie automobile. Comme si aux 2 ou 3 ans (ou tous les ans avec le mobile), on changeait la source d’énergie et le nombre de roues des voitures tout en augmentant leur vitesse. Imaginez le chaos dans les usines et les garages…
Mais il n’y a pas que la technologie qui change constamment, les besoins des clients aussi. Que vos clients soient Disney, Mattel, Hasbro, Lego ou encore les joueurs de votre jeu, les exigences de ces derniers changent, souvent et rapidement.
Pourquoi ? Parce que le client est roi et qu’il est constamment bombardé de nouveaux stimuli : des nouveaux gadgets, des nouveaux buzz, un vidéoclip par-ci, un film par-là, un manga par-ci, un style musical par-là, et ce, en provenance de toutes les cultures du monde (ou presque).
Sérieusement, c’est presque une blague dans le métier, mais « tout le monde est capable d’avoir des idées de jeu » (avouez que vous vous êtes tous déjà dit au moins une fois que vous seriez capable de faire un jeu vous-même). Faire un bon jeu… ce n’est pas à la portée de tous.
Voyez-vous, faire un jeu qui se distingue des autres et qui est bon, c’est un art. Encore une fois, nous ne sommes plus à l’époque des premières consoles où le succès était garanti en faisant un dérivé de Pac Man.
Et sur mobile, ceux qui essaient de reproduire le succès des Farmville, Angry Birds et Candy Crush le savent bien, ce n’est pas facile.
Le consommateur a du choix comme jamais avec le téléchargement des jeux. Xbox Live, Steam, AppStore, GooglePlay, PSN et autres ont donné un accès planétaire à tous les développeurs. Fini le temps où il fallait des contacts dans le Yakuza pour avoir des jeux publiés au Japon (j’exagère à peine).
Avec autant de choix, littéralement au bout de leurs doigts, les consommateurs sont devenus très exigeants.
En même temps… je me souviens que lorsque nous avions fait un de nos premiers jeux mobiles à gros budget, le succès de l’heure dans l’App Store était une app de bruits de pets. Donc, le client est exigeant, mais ce qu’il exige est parfois difficile à anticiper.
De plus, votre jeu a beau être bon, encore faut-il qu’il soit rentable pour votre studio et que vous sachiez comment arriver à vos fins. Encore une fois, c’est un peu mystérieux.
Les ventes de jeux, les microtransactions et les revenus publicitaires sont les trois plus grandes sources de revenu en jeu. Chaque type influence le design du jeu et la façon dont il doit s’imbriquer dans ce dernier. On doit forcer le joueur à dépenser, sans qu’il ne s’en aperçoive trop.
Ça aussi c’est tout un art.
L’industrie du jeu est fortement inspirée de celle de la télévision et du cinéma (plusieurs postes et métiers ayant les mêmes titres par ailleurs).
Une des choses qui a malheureusement été importée de l’industrie cinématographique et télévisuelle est la propension à en demander toujours davantage et une aversion contre tout report de date de tombée*.
Il arrive aussi que par opportunisme d’affaire (c’est une business après tout), des studios décident d’accepter des projets sachant à l’avance que les délais seront très serrés et que des heures supplémentaires devront leur être consacrées.
Cette réalité est souvent une question de survie pour certains studios. Par exemple, si un GROS STUDIO vient vous voir pour que vous fassiez un jeu DE SUPER HÉROS à temps pour la date de sortie du film et que vous voulez faire le projet (car il est stratégique pour votre studio), vous allez l’accepter avec le livrable immuable du GROS STUDIO. Sinon, votre compétiteur le fera et risquera de faire le jeu et de l’entretenir pour les 12 mois qui suivront sa sortie (je vous parlerai de cette réalité dans un prochain article).
* Ce ne sont pas toutes les productions qui demandent l’impossible, mais c’est assez fréquent pour qu’on puisse dire que c’est une réalité de l’industrie.
Les clients, la technologie et les livrables sont de grandes sources de contraintes dans un projet, et les conflits entre les trois peuvent être nombreux. Vous comprendrez que la modification du contenu d’un projet sans en changer la date de livraison peut être difficile et stressant pour l’équipe qui doit réaliser ledit projet.
La plupart du temps, nos artisans ingénieux trouvent des façons plus rapides, efficaces et efficientes de faire les choses afin de pouvoir satisfaire nos clients sans que l’équipe n’en paie trop le prix.
Les producteurs et ceux qui les aident à gérer les clients parviennent parfois à négocier des échanges de contenu, des glissements de livrables et autres assouplissements qui permettent aux équipes de passer de meilleurs moments sur une production.
Mais, dans certains cas, la seule solution est d’exiger de l’équipe de faire des heures supplémentaires, parfois beaucoup d’heures pendant de longues semaines (parfois des mois sur les consoles) afin de livrer à temps ce qui est exigé par le client.
Plus le projet est gros, plus les heures de travail sont élevées et plus la durée du crunch sera prononcée.
Cette réalité n’est pas toujours facile à vivre pour la famille de nos employés qui elle, n’a pas choisi ce métier. Les enfants ont particulièrement tendance à réagir à l’absence prolongée d’un parent. Certains couples n’y survivent pas.
Certainement ! Et c’est même trippant !
Pourquoi ?
Parce que vous travaillez avec des gens passionnés qui adorent leur travail et qui n’hésitent pas à repousser les limites du possible.
Parce que les horaires de travail sont flexibles lorsque la production le permet. Par exemple : demander congé pour aller voir un film de Star Wars à sa sortie, ou avoir un horaire réduit, si les projets le permettent.
Parce que votre travail consiste à créer du plaisir pour les utilisateurs. Pensez-y. Vous créez des petits moments de plaisir pour des milliers, parfois des millions de personnes à travers le monde.
Parce que vous travaillez dans un monde plus tolérant que n’importe quel autre milieu de travail envers vos particularités de vie. Que ce soit votre orientation sexuelle, vos croyances spirituelles (ou leur absence), votre origine ethnique, votre style vestimentaire, vos tatouages, vos piercings, etc. Pour nous, ça compte autant que votre signe astrologique ou votre dessert préféré, c’est-à-dire « on s’en contrefiche ». Ce qu’on veut, c’est votre talent, votre expertise, votre ingéniosité et votre bonne volonté. Le reste, ce ne sont que des détails.
Parce qu’en jeu, les geeks sont chez eux. Vous allez pouvoir débattre de ce qui arriverait si Hulk se battait contre Superman. Vous allez pouvoir jaser du dernier Walking Dead. Vous allez entendre parler des nouvelles de la NASA et de Elon Musk. Tout ça en pouvant aussi parler des Recettes pompettes, du départ de PK ou de la sortie du nouvel album de votre groupe de métal préféré.
Je sais que je l’ai dit comme premier argument, mais travailler avec des gens passionnés, ça vaut de l’or. Des gens qui « capotent » sur ce qu’ils font, c’est énergisant. Le niveau de bonne volonté et d’ingéniosité que nos équipes déploient pour passer à travers tous les obstacles se dressant sur la route de nos projets est contagieux.
Je ne vous ai pas fait peur avec cet article ?
Parfait ! La prochaine fois, je vous donnerai des trucs pour la chasse à l’emploi dans l’industrie.
Cthulhu matata!
Samuel-Alexandre Bourret