Aperçu de certains acteurs-clés de la panique satanique des États-Unis envers Donjons&Dragons dans les années 80 et de ses répercussions chez TSR.
L’année 2016 s’est dotée d’une réputation particulièrement funeste dans la conscience collective due au décès de nombreuses personnalités publiques de renom. Fin octobre, les réseaux sociaux rôlistes partageaient celui de Jack T. Chick, auteur qui a cimenté son destin à celui du jeu de rôle sur table en publiant en 1984 une courte bande dessinée plutôt controversée. En effet, la bédé Dark Dungeon orchestre de jeunes adolescentes amenées à pratiquer la sorcellerie à la suite de séances de Donjons & Dragons et l’une d’elles se suicide suite à la mort de son personnage. Si l’idée semble saugrenue aujourd’hui, elle représente toutefois la quintessence de la paranoïa qui régnait aux États-Unis vers la fin du 20e siècle. Ayant dédié tout mon temps des fêtes à des lectures sur Satan, sur sa présence dans notre culture et surtout dans notre précieux hobby, je résume ici ce que j’en ai retenu. Bonne année ludique 2017 à toutes les lectrices et à tous les lecteurs de jeux.ca!
Le sociologue Stanley Cohen est un des premiers qui travaille sur le concept de panique morale en 1972. Dans les grandes lignes, il dit qu’elle se manifeste quand des événements, des personnalités ou des groupes de personnes font parler d’eux et que la collectivité les pointe du doigt comme une menace à des valeurs et des intérêts sociétaux. Il semblerait que les paniques morales ont de commun une période d’incubation dans les médias de masse qui font défiler des experts (parfois autoproclamés) de la sphère politique, religieuse ou scientifique qui ne maîtrisent souvent les dossiers qu’en surface. De la littérature entremêle également faits et fictions sans que le public vérifie la véracité de ce que l’on avance, phénomène qui n’est pas sans rappeler notre ère moderne de la désinformation sur internet et les théories du complot. La plupart du temps, une panique morale s’inquiète pour ses jeunes, surtout ceux à l’orée ou en pleine crise d’adolescence, qui seraient les plus à risque de sombrer dans les travers de la société comme l’alcool, la drogue ou pire, la musique métal. Ceux-ci deviennent des proies faciles pour des kidnappeurs, des pédophiles et des recruteurs de cultes satanistes. Chaque nouvelle mode ou nouvelle tendance est susceptible de causer une panique, mais certaines comportent plus d’affinités que d’autres, comme l’a appris à ses dépens Donjons & Dragons, sous le feu nourri de la critique dès son apparition sur les tablettes.
Cet article présente un aperçu de certains acteurs-clés de la panique satanique envers le jeu de rôle sur table qui commence en 1979, culmine au milieu des années 80 et décline à travers les années 1990. Il s’intéresse au détective William Dear, au bédéiste Jack T. Chick et à la militante Patricia Pulling, puis traite de la réponse de Gary Gygax et des répercussions sur TSR (Tactical Studies Rules), la compagnie qui possède alors les droits de D&D. [Pour plus d’informations sur Gygax, vous pouvez consulter l’article que je lui ai dédié en novembre 2016.]
On dit de James Dallas Egbert III qu’il était un enfant surdoué, mais aussi affecté de problèmes d’ordres sociaux, mentaux et émotionnels. Il ressentait une énorme pression de ses parents pour performer dans ses études, consommait plusieurs drogues récréatives et ne semblait pas en harmonie avec son orientation sexuelle. Il était épileptique et faisait de fréquentes crises. En août 1979, alors âgé de 16 ans, Egbert disparaît de sa chambre de résidence du campus de l’Université du Michigan en laissant ces mots : « À ceux concernés : si mon corps est retrouvé, je désire être incinéré ». Suite à l’échec des autorités locales pour retrouver le garçon, les parents d’Egbert, plutôt fortunés, offrent une prime de 5000$ pour toute information permettant de le retracer. Un détective privé est également engagé par l’oncle d’Egbert. Il se nomme William Dear.
Dear s’accompagne de cinq inspecteurs pour sonder et fouiller le campus. Il apprend rapidement l’existence d’un réseau de tunnels où chemine une tuyauterie de vapeurs pour le chauffage des pavillons et que certains étudiants profitent des lieux pour y organiser à l’occasion des jeux de rôle grandeur nature (GNs). Dear trouve des livres de Donjons & Dragons dans la chambre d’Egbert et fait un lien. Le détective formule l’hypothèse farfelue que dans un délire psychotique, Egbert aurait oublié son identité d’étudiant pour n’endosser que celle d’un maître de donjon (trahissant l’ignorance de Dear du sujet), à moins qu’il soit fait prisonnier du jeu d’un maître de donjon malveillant, jeu dans lequel le détective et ses acolytes sont peut-être eux aussi entraînés. Dear est au fait de l’instabilité émotionnelle d’Egbert, mais choisit tout de même d’orienter son énergie sur des pistes plus obscures, comme sur des punaises blanches et bleues sur un babillard qui forment un motif suspect et qui représentent selon lui un code qui permettrait de le retrouver.
Le Michigan est l’état voisin du Wisconsin (d’où provient D&D) et en 1979, Donjons & Dragons se distribue encore par le bouche-à-oreille. Les groupes de la « Society for Creative Anachronism » (SCA) qui organisent les GNs sont tout aussi méconnus du public et l’histoire de Dear capte l’attention des médias. Plusieurs journaux à travers le pays interprètent Donjons & Dragons comme un culte malveillant ou attribuent un certain degré de dangerosité à ce nouveau type de jeux qui repose sur l’imagination. Egbert, en cavale d’une connaissance à l’autre en quête d’un lieu calme pour mettre fin à ses jours, sème à présent l’inconfort chez ses contacts, puisque ceux-ci savent désormais qu’on le recherche. Egbert aurait fait deux tentatives de suicide par empoisonnement pour finalement renoncer et téléphoner à ses parents à partir de la Louisiane. Dear mentionna à la presse que la disparition n’avait pas vraiment de lien avec D&D, mais cette rétraction n’a pas autant intéressé que l’histoire originale. Malheureusement, Egbert s’enlève la vie avec une arme à feu l’année suivante.
Cette triste histoire aurait pu demeurer un fait divers si ce n’eut été de l’intérêt d’une écrivaine new-yorkaise qui, consciente qu’il y avait dans ces articles de journaux tout le matériel nécessaire à un bon roman, s’en inspira pour rédiger « Mazes and Monsters ». Le livre devint best-seller en 1981. L’année suivante, CBS adapte le récit à la télévision dans un long métrage qui met en vedette Tom Hanks (disponible sur YouTube). On y reconnaît l’inspiration de l’affaire Egbert avec la présence d’un détective, de la crainte d’un suicide, d’un personnage de 16 ans issu d’une famille fortunée et doté d’un QI élevé, de même qu’un point de bascule avec le passage du jeu de rôle sur table au GN. Ainsi, ce n’est pas tant les faits qui sont à la base de l’œuvre de fiction que les fabulations médiatisées d’un enquêteur lunatique. Plusieurs reprochent à William Dear des tendances narcissiques et l’accusent d’avoir utilisé l’affaire Egbert pour se faire connaître comme détective de renom. Quand Dear publie son mémoire de l’enquête, The Dungeon Master : The Disappearance of James Egbert Dallas III, la famille du défunt est la première à dénoncer que Dear utilise la mort de leur fils pour se mettre en scène en héros, alors que selon eux, rien de ce qu’il a fait n’a contribué à son retour. Au final, si Mazes and Monsters voit le jeu de rôle comme le symptôme d’une société défaillante quand ses jeunes préfèrent l’évasion à la réalité, The Dungeon Master de Dear est moins nuancé et renforce d’une part le stéréotype du jeune surdoué, mais vulnérable et de l’autre, celle du maître de jeu capable de mener par le bout du nez ses joueurs, rôle qui ne demande qu’à être saisi par un chef de culte spirituel pernicieux.
Inspirée notamment par l’élection de Ronald Reagan à la tête de la Maison-Blanche, la Droite Chrétienne (surtout formée de protestants, mais aussi de catholiques traditionnels) a le vent dans les voiles dans les années 1980. Différents évangélistes conservateurs mettent en garde la population de dangers de toutes sortes et diverses personnalités s’imposent comme des entrepreneurs de morale, sorte de lobbyiste de la bonne pensée. Les ennemis à abattre sont des cultes spirituels secrets qui, bien qu’on ne puisse les voir, complotent bel et bien pour pousser la population dans le vice et ainsi causer la perte de la nation. Le best-seller Michelle Remembers (1980) popularise le concept du lavage de cerveau en présentant une thérapie par l’hypnose dans laquelle le psychothérapeute, de manière autobiographique, décrit les sévices sataniques grotesques refoulés dans le subconscient de sa patiente, notamment des agressions sexuelles, des mutilations, des meurtres et du cannibalisme ritualisé. Le récit donne l’impression que n’importe qui peut avoir vécu des choses semblables, mais que tout peut avoir été effacé de la mémoire. Coïncidant avec la fascination populaire de films de fiction au registre démoniaque comme Rosemary’s Baby (1968), The Exorcist (1973) ou The Omen (1976), un climat de paranoïa s’immisce peu à peu dans l’imagination collective.
On en vient à voir le Diable devient partout. On l’imagine derrière les dessins animés pour enfants et dans le sous-texte du Seigneur des Anneaux au Monde de Narnia, on soupçonne les employés des services de garde des pires intentions et aussitôt qu’un meurtrier fait les manchettes, on l’associe à un cultiste sataniste enfin démasqué. Souvent sans vérifier quoi que ce soit, on pointe l’Église de Satan d’Anton LaVey pour prouver qu’« ils existent » en prétendant savoir mieux qu’eux ce qu’ils prêchent. Des statistiques inventées de toutes pièces sont lancées par des experts autoproclamés, comme un 8% de la population qui serait impliquée dans un culte et que 95% de tous les enlèvements d’enfants leur serait attribuable. Donjons & Dragons est naturellement mêlé à cet amalgame de paniques. Un vestige notoire de cette période s’est cristallisé avec la bande dessinée de propagande chrétienne Dark Dungeon de Jack T. Chick en 1984.
Chick, qui est décédé le 23 octobre dernier à l’âge de 92 ans, a été un bédéiste des plus prolifiques… à sa façon. De manière autodidacte, il a distribué au cours de sa vie plus de 800 millions de petits livrets de bande dessinée à travers le monde entier. Il commença par laisser traîner des photocopies un peu partout autour de lui et ensuite, à mesure qu’il se fit connaître, distribua par la poste puis par internet, encore ce jour. Chick attira dans son entourage tantôt des extrémistes puritains tantôt des prétendus satanistes repentis ou ex-illuminati qui lui donnait « l’heure juste » sur les cultes qui rongent l’Amérique. Chrétien fondamentaliste, Chick critiqua l’avortement, l’homosexualité, le féminisme, l’évolutionnisme et le communisme, mais il côtoya aussi la culture populaire de près, dénonçant à peu près tout ce qu’on y trouve pour, bien sûr, sauver l’humanité de l’enfer. Superman, les Beatles, l’Halloween, Star Wars, Maman j’ai raté l’avion, les jeux vidéo, Van Halen, rien ni échappe, surtout pas Donjons & Dragons.
Dans Dark Dungeon, une jeune femme se suicide quand son personnage meurt dans une partie de jeu de rôle, tandis qu’une autre reçoit une promotion et se fait ensuite instruire « le vrai pouvoir » dans une assemblée de sorcellerie. Elle utilise cette magie dans le monde réel pour ensorceler son père afin qu’il lui achète 200$ de livres et de figurines de D&D. Grâce à un prédicateur et surtout à Jésus-Christ, elle se libère de l’emprise de Donjons & Dragons pour, dans la case finale, y brûler tout son matériel occulte. Pour la plupart des rôlistes, ces insinuations causèrent davantage de moqueries qu’une quelconque conscientisation. Encore tout récemment, le récit de Chick est revenu au goût du jour grâce à une adaptation en court métrage. Dark Dungeon the movie (2014) est une adaptation assez fidèle, à laquelle d’autres clins d’œil de la culture du jeu de rôle s’immiscent, comme la mention du gazebo ou le fameux « I attack the darkness ». Il est clair que les créateurs ont voulu faire rire, mais Chick aurait tout de même donné son aval au projet, peut-être sans deviner à nouveau la réception qu’il engendrerait. Il espérait probablement rehausser l’achalandage sur son site internet où, encore aujourd’hui, des textes anti-JdR comme « Should a Christian Play Dungeons & Dragons? » sont toujours endossés, preuve que par chez eux, le débat n’est toujours pas réglé. Quoi qu’il en soit, si Dark Dungeon de 1984 ne fut qu’un coup d’épée dans l’eau pour sensibiliser les joueurs, il participa au brasier de propagande d’autres mouvements déjà en branle.
C’est un autre suicide d’adolescent de 16 ans qui est à la source du mouvement anti-D&D le plus notoire. En 1982, Irving Bink Pulling de la Virginie retourne une arme contre lui sur le porche de la luxueuse résidence familiale. Tout comme Egbert, il présentait des signes de détresse psychologique et d’ostracisations sociales. La théorie la plus crédible pour expliquer son geste est que l’adolescent aurait commis l’irréparable en guise de rébellion envers sa mère et mis en scène ce geste conscient qu’il aurait un impact sur elle. Probablement pour rendre son deuil tolérable, Patricia Pulling canalisa son énergie dans la recherche d’un bouc émissaire et choisit la bataille Donjons & Dragons, dans l’air du temps. Elle tenta d’abord de poursuivre l’école pour avoir laissé jouer son enfant instable psychologiquement à un jeu parascolaire stressant. Devant l’échec de sa cause, elle changea de stratégie en déclarant son fils parfaitement sain avant qu’il ne touche à D&D et poursuivra cette fois TSR, toujours sans gain. Les institutions rejetèrent également sa démarche pour apposer des avertissements de risque de suicide sur les manuels de jeu et avant chaque diffusion du dessin animé de Donjons & Dragons à CBS, un peu à la manière des paquets de cigarettes d’aujourd’hui.
En 1983, Pulling fonde BADD (Bothered About Dungeons And Dragons) ou en français : Contrarié Par Donjons et Dragons. La position est claire, puisque l’acronyme BADD (avec un seul d) signifie aussi mauvais. Pulling multiplie les apparitions médiatiques pour mettre en garde des dangers des jeux de rôle qui constituent selon elle une sorte de terrain d’entraînement fantasmé où l’on commet toute sorte de crimes et de sordidités, actions que l’on serait tenté tôt ou tard de recréer dans la vie réelle. Sensible aux autres mouvements de panique autour d’elle (dont Jack Chick), Pulling mélange elle aussi les allusions aux cultes et aux lavages de cerveau. Donjons & Dragons, qu’elle décrit composé de sorcellerie et de démonologie, est une pente glissante vers le satanisme, surtout auprès des jeunes garçons intelligents, créatifs et curieux, plus susceptibles encore d’être endoctrinés. BADD gagne rapidement en influence et compte vite plus de 500 abonnés à sa littérature, dont certains proviennent du Canada, du Royaume-Uni et de l’Australie, les plus fidèles étant eux aussi des parents ayant vécu des drames familiaux. La crédibilité de Pulling ne se construit pas nécessairement grâce à sa maîtrise des faits et de sa rhétorique, mais de ses alliances avec d’autres leaders de mobilisation et d’entrepreneurs de morale qui lui font confiance. Un peu à l’image de William Dear, Pulling fabrique sa réputation et s’impose comme autorité dans la persécution des cultes. Souvent rémunérée pour donner des conférences (allant parfois de 100 à 300$ par personne), elle parcourt le pays, plusieurs écoles interdisant Donjons & Dragons sur son passage.
Une des conséquences d’accuser D&D de tous les maux se répercuta dans les cours de justice. En effet, plusieurs auteurs présumés de crimes violents plaidèrent criminellement non-responsables dû à leur dépendance aux jeux de rôle. Ne refusant aucune tribune, Pulling accepta à de nombreuses occasions de témoigner en tant qu’experte pour donner de la crédibilité aux plaidoiries avancées, puisque pour elle, chaque nouvelle exposition contribue à sa réputation. Parmi toutes les « défenses D&D » (plus d’une cinquantaine selon certains), une seule ne plaça pas l’accusé derrière les barreaux, celle d’un mineur ontarien à qui, cependant, on attribua davantage de blâme à des troubles schizophréniques qu’à D&D. Hormis cette exception, aucun juge ou jury ne semble adhérer à la responsabilité de D&D et les tentatives de rendre le jeu de rôle responsable d’actes criminels s’estompent, inefficaces. Il faut dire que de plus en plus d’études sérieuses sur le jeu de rôle viennent à être publiées et que celles-ci s’accordent pour leur attribuer des conséquences bénéfiques et non néfastes.
Malgré toute l’attention que BADD a suscitée, il semblerait que l’organisation ne tenait que sur les épaules de Pulling. Touchée par le cancer, Pulling décède en 1997 et BADD disparaît avec elle. Les yeux sont alors déjà tournés vers d’autres inconforts sociétaux comme les jeux vidéo ou les droits des gais, sitôt passé l’élection de Bill Clinton.
Devant tout ce tumulte, il va sans dire que les créateurs de Donjons & Dragons étaient ébahis de tout ce dont on leur reprochait. Responsabilités pour de nombreux suicides, motivation à joindre des cultes satanistes et enseignement de la sorcellerie, TSR accumulait en plus des plaintes, des poursuites et des menaces de mort, si bien que Gary Gygax dû se prémunir d’un garde du corps. Malgré cela, la petite compagnie du Wisconsin ne déploya pas énormément de ressources pour se défendre de ces accusations, elle qui vivait à cette même époque avec certains conflits administratifs à l’interne. Ce sont davantage des initiatives privées comme le mouvement CAR-PGa qui rassemble les contre-offensives, mais les arguments bien construits n’apparaissent pas aussi intéressants que les allégations sensationnelles. Donald Trump l’a d’ailleurs démontré dans sa campagne présidentielle de 2016 : attaquer est beaucoup plus facile que de se défendre.
Dans cet extrait d’une émission de 60 minutes de CBS qui date de 1985 (via YouTube), on peut voir l’une des rares occasions où Gygax accepte la confrontation. Il martèle le manque de preuves scientifiques de ce dont on accuse D&D et qualifie la tourmente comme une véritable chasse aux sorcières. Patricia Pulling et un expert psychiatre font également partie de l’extrait, témoignant de plusieurs éléments présentés dans cet article. Gygax déclarera plus tard que le montage de son entrevue lui laissa un goût très amer. Plus réjouissantes par contre seront les ventes de Donjons & Dragons qui, en grande partie grâce à toute cette couverture médiatique, porteront le revenu annuel de TSR de 2 millions de dollars à plus de 30 millions en l’espace de quelques années, comme quoi de la mauvaise publicité demeure de la publicité. L’hystérie populaire aura tout de même entraîné une sorte de censure, puisque la seconde édition AD&D (Donjons & Dragons Avancé) fera abstraction de toute mention de diable et de démon, remplaçant respectivement ces termes par baatezu et tanar’ri. Les mots tabous seront réintroduits dans les éditions futures, alors que toute controverse sera déjà loin derrière.
L’impression générale que me laisse ma recherche sur la panique satanique des années 1980 aux États-Unis est que les détracteurs de D&D issus de la Droite Chrétienne sont souvent des personnes qui ont laissé leurs convictions religieuses prendre préséance sur leur appréhension du monde réel. L’argument de mal dissocier réalité et fiction s’applique plus souvent à eux-mêmes qu’aux jeunes qu’ils tentent de protéger. Ce sont des gens comme Jack Chick qui croient fermement que la magie existe et que Satan est un être tangible; il n’est donc pas étonnant qu’ils adhèrent les premiers aux discours des entrepreneurs de morale. William Dear et Patricia Pulling démontrent eux aussi par endroits des signes d’une relation problématique avec le réel, s’auto convainquant du bienfondé de leurs démarches pourtant truffées de semi-vérités ou de mensonges éhontés. Malgré tout, je ne peux que ressentir de la pitié pour plusieurs acteurs de la panique dont certains ont réellement souffert de stress, d’intimidation ou de drames familiaux. Ce qui, moi, m’inquiète le plus, c’est que plutôt d’avoir tiré des leçons de cette période, il semblerait que tout ce que fait l’humanité c’est de répéter ses mêmes erreurs de jugement et d’intolérance, alors que la vérité est bien souvent facilement accessible, mais que l’on choisit de l’ignorer.
Pour finir, je me dois de préciser que pour rédiger cet article, je m’en suis tenu à des textes référencés qui n’offraient que le point de vus des faits. Je tiens ma compréhension à des extraits soulevés par des auteurs et moins à ma propre lecture des publications qui ont condamné le jeu de rôle. Je crois par contre avoir suffisamment varié mes sources pour affirmer que les constats abondent à peu près tous dans le sens que j’apporte ici. Les lectures les plus intéressantes sur lesquelles je suis tombé sont deux œuvres de 2015 : Dangerous Games de Joseph P. Laycock et Satanic Panic : Pop-Cultural Paranoia in the 1980s édité par Kier-La Janisse et Paul Corupe, que je conseille ardemment si le sujet vous intéresse.
Bonus. Je me suis posé la question si la panique satanique avait touché le Québec. Notre relation particulière avec le clergé post Révolution Tranquille et notre folklore depuis La Chasse Galerie entretiennent une culture singulière avec le diable et nous avons aussi des œuvres de fiction démoniaques comme le film Le Diable est parmi nous (1972). Nous avons également eu nos propres frousses avec les cultes, comme l’affaire Roch « Moïse »Thériaut, mais notre panique demeure différente de celle des États-Unis. Concernant le jeu de rôle sur table au Québec, je n’ai presque rien trouvé. L’avez-vous vécu?