Intronisation de Gary Gygax chez Jeux.ca
Il aura fallu attendre 2016 pour que Dungeons & Dragons soit invité à rejoindre le panthéon des jouets de l’institution muséale américaine The Strong Museum. Un premier jeu de rôle sur table y fait donc son entrée, accompagné de la gamme Little-People de Fisher-Price et… de la balançoire. Des expériences ludiques somme toute assez variées! En lisant le texte d’intronisation de D&D sur la page officielle du musée, on comprend que ce n’est pas seulement l’objet original que l’on célèbre, mais bien l’ensemble de l’œuvre, renforcée par l’exposition des figurines issues des années 2000.
Afin de souligner à ma manière cette reconnaissance institutionnelle, je vous propose de rendre hommage au personnage trop souvent oublié derrière ce jeu et grâce à qui des millions de joueurs ont pu vivre des aventures fantastiques, de même que développer des aptitudes sociales variées. Je parle bien entendu de Gygax Gygax [1938-2008], le designer de jeux dissimulé derrière l’un des phénomènes culturels des plus importants de notre ère.
Le père de Gary Gygax est un immigrant suisse venu s’installer à Chicago. Inquiet de voir son fils unique se quereller et échanger des coups avec les autres enfants, il opte pour un nouveau logis dans une région plus rurale et choisit Lake Geneva, la ville natale de son épouse, une dame affectueusement surnommée Posey.
Dès son plus jeune âge, Gygax montre un intérêt marqué pour les jeux. Il prend du plaisir à créer ses propres histoires avec les figurines du jeu Clue et son grand-père lui enseigne les échecs. Gygax a également la chance de mettre la main sur des bandes dessinées à sensation peu onéreuses, ces fameuses « pulp-fictions », et démontre un intérêt marqué pour la fantasy qu’il poursuivra dans la littérature romanesque. Il fait de Conan, le personnage de Robert E. Howard, son héros. Gygax terrasse des créatures à sa manière en devenant rapidement très doué pour la chasse au petit gibier. À cette époque, Gygax croit alors dur comme fer au surnaturel, ayant été témoin d’au moins deux événements marquants : un énorme bruit inexplicable dans le grenier, puis une présence perçue dans sa chambre à coucher qui aurait même fait tressaillir le chat. Tout cela contribuera à construire un individu à l’imagination fertile.
Plus proche du petit voyou que du nerd, Gygax se lie facilement d’amitié avec les autres garçons de son âge et, en vieillissant, commet quelques sottises. Il emprunte par exemple la voiture de son père sans sa permission et la ruine dans une collision. Par la suite, il ne touchera plus le volant de sa vie, arguant que sa très mauvaise vue le rend de toute façon très dangereux. À l’école, Gygax n’est pas très doué pour les cours. Il ne démontre que peu d’intérêt pour les matières enseignées, à l’exception peut-être de l’Histoire. Plusieurs circonstances – notamment le décès de son père – font en sorte qu’il ne termine jamais son secondaire..
À 18 ans, mû par le fantasme de devenir un héros de guerre semblable à ceux de ses lectures, Gygax s’enrôle dans la Marine. Malheureusement pour lui, il y rencontre vite ses limites, lui qui est également doté d’un mauvais genou. Lorsqu’il est mis aux arrêts à cause d’une pneumonie, ni l’armée ni lui-même ne semblent être pressés de se retrouver. L’idée d’un vrai champ de bataille ne fait plus rêver Gygax qui préfèrera de loin les affrontements simulés sur ses tables de jeu.
Gygax devient éventuellement souscripteur d’assurance et se marie à 20 ans avec une amie d’enfance, Marie-Jo Powell, avec laquelle il aura 5 enfants. Ses proches racontent que Gygax est par moments très attentionné auprès de ses petits, leur racontant maintes histoires, mais également distant en d’autres occasions, surtout lorsque sa vie professionnelle ou personnelle le préoccupe. Hélas, plus la famille s’élargit, plus il devient difficile de parvenir à leurs besoins, Marie-Jo s’évertuant à découper les coupons-rabais et à étendre la durée de vie des vêtements en les rapiéçant constamment. De plus, comme dans toute famille, certains aléas de la vie se concrétisent parfois en frictions. Gygax devient alors un père assez strict et se sert de sa confession en tant que Témoin de Jéhovah pour instaurer la peur de Dieu à travers l’éducation de ses enfants, ce qui poussera son aîné à quitter la maison assez rapidement. Cela dit, si Gygax administre une autocratie à la maison, c’est tout le contraire dans ses loisirs.
Gygax fait partie de ces personnes qui semblent être capables de mener plus d’une vie à la fois. En plus de travailler à temps plein et de s’occuper de sa progéniture, Gygax multiplie les parties de jeux de rôle sur table, ayant un penchant prononcé pour les simulations de guerres sur fonds historiques, plus communément appelées wargaming. Dans un climat collaboratif, il adore essayer des prototypes ou tester de nouvelles variantes, tout comme partager ses propres initiatives en tant que designer de jeux. Gygax écrit sur une base volontaire dans divers magazines plus ou moins amateurs; Panzerfaust, Tactics&Variants ou Spartan. Cela lui permet d’acquérir une certaine notoriété, grâce à laquelle il recevra le titre de « Mad Lake Genevan ». Gygax se sert également de sa tribune pour organiser divers événements et pour accroître la communautée des joueurs, ce qui en fait la personne toute désignée pour orchestrer la première convention de jeu de grande envergure : la GEN CON I, à l’été 1968.
Les GEN CON seront pour Gygax des occasions inestimables d’agrandir son réseau. Il y rencontrera de grandes pointures de l’industrie du jeu comme Steve Jackson et Ian Livingstone et pourra même serrer la main de Fritz Lieber, un auteur de fantasy qu’il tient en haute estime. C’est au cours des premières GEN CON que Gygax décide de se pencher sur plusieurs projets afin d’étendre la couverture médiévale quasi absente dans leurs wargames, d’autant plus que les États-Unis sont justement frappés par la mode Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien.
En Octobre 1970, Gygax perd son emploi à cause d’un remaniement administratif. Certains présument que Gygax aurait parfois pu s’adonner à ses passe-temps sur ses heures de travail. Que la supposition soit avéré ou non, Gygax utilise ce nouveau temps libre forcé pour avancer dans la rédaction de ses projets, adoptant rapidement le style vestimentaire de l’artiste indépendant, puis celui du hippie. Ses cheveux bruns touchent ses épaules, sa barbe devient plus fournie et ses achats de marijuana et autres substances récréatives deviennent récurrents. De concert avec Jeff Perren et l’éditeur Guidon Games, Gygax publie Chainmail, un manuel d’une soixantaine de pages de règles. Il s’agit là du premier jeu qui lui donne des revenus, plus que bienvenus à ce moment-là. Gygax ne survit alors qu’à raison de quelques services épars de cordonnerie qu’il prodigue dans son sous-sol.
Chainmail change la convention bien établie d’opposer des bataillons de plusieurs figurines qui peuvent s’éliminer d’un seul coup pour proposer certaines unités héroïques de fantaisie qui, seules, peuvent encaisser plusieurs salves. Si la thématique médiévale intéresse, c’est le supplément qui propose d’inclure des créatures de fantasy qui fascine le plus, bien que pour plusieurs vétérans, cela constitue plutôt de l’hérésie.
Motivé par l’idée de devenir designer de jeu professionnel, Gygax cherche toujours à travailler en collaboration plutôt que seul et trouve un bon allié chez Dave Arneson, un joueur féru d’Histoire et de bonnes idées. Ils se complémentent, car Arneson trouve les concepts les plus brillants, mais il éprouve de la difficulté à les concrétiser sur papier. La rédaction des règles constitue quant à elle l’une des forces de Gygax. En revanche, ils sont ralentis par le fait que leurs échanges se font majoritairement par la poste, puisqu’ils habitent dans des villes différentes et que les frais interurbains deviennent vite déraisonnables. C’est au tour de Gygax d’attribuer à son comparse un surnom comme « Mad Genius », car les notes et les illuminations de design d’Arneson oscillent entre coups de génie et inintelligibilité. La parution d’un jeu de simulation navale, Don’t Give Up The Ship, cimente leur collaboration, mais ce ciment viendra vite s’effriter.
La première fois que Gygax et ses amis testent Blackmoor, la nouvelle fantaisie d’Arneson, Gygax comprend immédiatement que le potentiel est immense. Avec Blackmoor, Arneson propose aux joueurs d’incarner un seul personnage et de le faire réagir de vive voix, tandis que lui se réserve le rôle de l’arbitre, auquel il ajoute des fonctions de conteur. Ce système de jeu inclut des affrontements tactiques dont les règles sont dérivées de Chainmail. Il va sans dire, les ingrédients du jeu de rôle y sont. Toutefois, le terme n’apparaîtra que bien plus tard, car au terme du premier développement, Gygax et Arneson décrivent leur création ainsi : « Donjons et Dragons: règles pour des campagnes médiévales fantastiques jouables avec papier et crayon et figurines ».
Spontanément, D&D séduit les joueurs qui le testent, mais le produit demeure si novateur qu’aucun éditeur ne croit à une formule qui ne fait ni gagnant ni perdant. Cela oblige les designers à s’engager avec les premiers partenaires d’affaires venus pour investir financièrement en échange de parts dans la compagnie. Ladite entreprise est baptisée TSR, pour Tactical Studies Rules. Fait notable, Dave Arneson est exclu du projet, car il n’est pas considéré comme un homme d’affaires sérieux et n’a pas non plus de visées entrepreneuriales.
Tel un sortilège de chaînes d’éclair, D&D se propage par le simple bouche-à-oreille et écoule impressions après impressions, mais hélas, atteint également certaines oreilles sensibles. Une véritable panique morale s’opère dans les médias devant lesquels Gygax doit défendre son jeu accusé de pousser les jeunes vers le suicide et le satanisme. [Pour plus d’informations sur cette panique satanique, vous pouvez consulter l’article que je lui dédie.] Croyant et actif religieusement, cette période l’affecte profondément, mais lorsque la poussière retombe, les ventes explosent. Cette polémique aura au moins eu le mérite d’étendre la notoriété de ce nouveau jeu intrigant.
Bon an mal an, les ventes de TSR finissent par dépasser les 30 millions de dollars, et ce, malgré un modèle d’affaire qui n’exige qu’un seul joueur doive acheter les produits pour tout un groupe, que de nombreuses photocopies circulent et que d’autres jeux de rôle viennent diviser le marché. Il va sans dire, TSR fait de Gygax et de ses collègues des hommes riches, mais le succès amène avec lui son lot d’infortune. D’une part, Dave Arneson revient arracher sa part des profits à coups de procès pour la paternité de la franchise, mais Gygax estime que la mouture originale est depuis longtemps révolue. Le travail d’arrache-pied ajouté à l’œuvre au fil des années n’a selon lui plus rien à voir avec le fascicule initial. Gygax perd la plupart de ces causes, puisqu’il faut admettre que le nom, tout comme le concept, demeure. Ce qui est par contre plus difficile à croire, c’est que malgré les hauts revenus de l’entreprise, celle-ci croule sous les dettes. Les partenaires financiers de Gygax qui spot responsables de l’administration atteignent, semble-t-il, des sommets d’incompétences. Ceux-ci multiplient les erreurs de gestion et les dépenses extravagantes (stationnement rempli de voitures, achat de mobilier antique, embauche d’une centaine de salariés non requis, sans oublier le financement d’une expédition visant à extirper la cloche d’argent de l’épave Lucius Newberry au fond du Geneva Lake – entreprise qui ne rapportera au final que la vieille chaudière rouillée du navire). Plus incroyable encore, Gygax ignore tout cela, car à cette époque, il vagabonde ailleurs, de corps comme d’esprit.
L’atmosphère est depuis longtemps à couteaux tirés chez TSR et, qu’il ait un lien ou pas, ces années de tumulte viennent à bout du mariage entre Gygax et Marie-Jo. Comble de malheur, Gygax est frappé par le décès de sa mère Posey avec laquelle il entretenait de bons rapports et qui était réputée pour le ramener sur terre lorsque la notoriété de Gygax lui faisait perdre le sens commun. C’est dans ce triste contexte que Gygax s’éloigne de ses partenaires et du design de jeu pour entreprendre une opération de séduction auprès des producteurs d’Hollywood dans le but de porter D&D au grand écran. Là-bas, Gygax s’acclimate rapidement au style de vie et aux excès de la côte ouest. Il y développe son goût pour les jeunes femmes et la cocaïne. Le projet filmique semble tout de même être sur la bonne voie, puisque même le légendaire Orson Welles, à qui l’on doit le film Citizen Kane, avoue être intéressé à y jouer le rôle d’un vilain. Hélas, plus haut le sommet, plus dure la chute. Lorsque la réalité financière de sa société mère se dévoile à lui, Gygax n’a plus le choix que de sauver les meubles. Comble de malheur, la nomination d’une femme supposée redresser la compagnie aura plutôt le résultat inverse : des manoeuvres douteuses la rendra actionnaire majoritaire et Gygax sera départi de ses fonctions. TSR ne s’en relèvera jamais. Elle sera sauvée de la faillite et achetée par Wizards of the Coast en 1997. Gygax regrettera amèrement que l’argent soit venu à bout du climat de collaboration et de partage d’idées qu’il avait su instauré dans les premiers temps, pour ne laisser place qu’aux poursuites judiciaires et aux traîtrises.
Pour oublier cet empire qui lui échappe, Gygax se console en retournant à ses racines. Il se remarie, fait un autre enfant, écoute le football américain, reprend une routine ludique plus saine et participe à quelques projets de design de jeux (par moments sur ordinateur) en prenant bien soin de ne toucher qu’au volet créatif, là où il aurait peut-être toujours dû rester. D’un âge plus vénérable, Gygax retrouve sa joie de vivre, son humour et devient plus modeste et diplomatique. Autrefois fervent démocrate et conservateur, Gygax se découvre finalement plus d’affinités avec ses elfes et se déclare ouvertement libertarien. La communauté du jeu s’apercevra du lègue de Gygax dans la culture populaire et le soulignera à temps pour qu’il puisse jouir d’une forme de reconnaissance de son vivant.
En effet, plusieurs artistes ont au fil du temps fait leur « coming out » geek et beaucoup d’entre eux avouent avoir été ou se déclarent toujours adeptes de D&D. Stephen Colbert, Vin Diesel, George R. R. Martin, Steven Spielberg… la liste est longue, mais un palmarès du « Top 50 biggest nerd of all time » du magazine Sync place Gygax au sommet, ce qu’il accepte avec honneur. Il figure à la 18e entrée des 30 personnes les plus influentes dans le milieu du jeu chez Gamespot et Futurama le fait apparaître dans un de ses épisodes au tournant des années 2000 – pour ne nommer ainsi que quelques traces de son empreinte dans nos vies.
Fumeur assidu et flirtant avec les excès, Gygax subit certaines complications de santé et tombe en semi-retraite. Au cours de ses dernières années, il communique par internet avec des joueurs autour du globe, assiste à ses dernières conventions, se rapproche de sa famille et redouble de foi envers Dieu. C’est en paix qu’il s’éteint le 4 mars 2008, âgé de 69 ans. Il laisse derrière lui une quantité faramineuse de systèmes de règles, de modules scénaristiques, de romans et autres œuvres diverses qui ont parsemés sa carrière. [J’ai l’intention d’analyser Temple of Elemental Evil dans une chronique ultérieure.]
Lorsque j’y réfléchis, je ne peux m’empêcher d’imaginer ce que le phénomène D&D aurait pu être si le projet n’avait pas déraillé en cours de route. Peut-être que des films de tyrannoeils, d’ours-hiboux et du magicien Mordenkainen rivaliseraient aujourd’hui avec les films de superhéros qui s’enchaînent sur nos grands écrans. Quoi qu’il en soit, je tenais à rendre hommage au designer de jeux Gary Gygax qui a produit un véritable effet papillon dans la culture de notre époque et qui a su stimuler l’imagination de plusieurs générations, incluant la mienne. Gygax mérite selon moi des éloges à la hauteur des Steve Jobs ou des Walt Disney de ce monde.
Pour ceux qui désirent en savoir plus sur Gygax, puisque je n’offre ici qu’un rapide survol de sa vie, il existe malheureusement peu de textes en français. C’est pourquoi je vous conseille sa biographie rédigée en anglais « Empire of Imagination » écrite par Michael Witwer, parue en 2015 chez les éditions Bloombury. Pour des connaissances encore plus approfondies sur D&D et ses premiers pas, je vous invite à vous pencher sur « Playing at the World » de Jon Peterson, édité par Unreason Press.