Le jeu est-il un art ? La question revient régulièrement dans les milieux ludiques. Chacun dans leur coin les acteurs du jeu vidéo, du jeu de société ou du jeu de rôle la pose dans l’espoir d’obtenir un surplus de reconnaissance des institutions et du grand public.
Chaque fois que l’on tente de rapprocher le jeu et l’art, c’est au bénéfice du créateur de jeu. Et systématiquement on oublie celui qui crée l’activité ludique, le joueur. Pourtant, s’il faut définir le jeu comme art c’est plutôt à la situation de la musique ou du théâtre qu’il faudrait penser. Deux types d’artistes, l’auteur et l’interprète.
Dans la musique ou le théâtre, l’auteur crée une oeuvre incomplète qui a besoin d’un interprète. Dans le jeu, c’est pareil. Comme le disait Jacques Henriot dans Sous couleur de jouer, l’activité ludique naît de la rencontre entre un joueur et un jeu. La finalité du jeu de société ce n’est pas d’avoir une boîte éditée ou des règles aux petits oignons. La raison d’être d’un jeu c’est qu’on y joue.
L’auteur de jeu n’offre finalement qu’une proposition ludique au joueur qui s’en empare ou non et la modifie à sa convenance par sa manière de jouer mais aussi de modifier les règles. De créer des variantes. En cela, le jeu est donc très proche de la musique ou du théâtre. C’est peut-être pour cela que l’on dit que les musiciens ou les comédiens “jouent”.
Le jeu est-il un art pour autant ? A première vue, on peut leur trouver des points communs. Les deux activités sont leur propre but. Nous pratiquons le jeu pour le jeu et l’art pour l’art. En effet, pour le joueur comme pour l’artiste tout objectif extérieur crée un glissement de son activité vers autre chose. Par exemple, pratiquer une activité contre une rémunération affaiblit son aspect artistique ou ludique et la rapproche du travail.
Il y a néanmoins une différence notable entre l’art et le jeu : Leur destination. L’art est tourné vers l’autre tandis que le jeu l’est vers le joueur lui-même. Difficile de concevoir l’art sans un public. Une oeuvre d’art est conçue pour être présentée. La musique en concert, la pièce au théâtre, le film au cinéma, la peinture dans une galerie, le livre à son lecteur… L’art existe grâce au lien entre l’artiste et le spectateur. Dans cette relation l’artiste est l’émetteur et le public, le récepteur. Pour l’artiste, l’art est un moyen de transmettre un message, une émotion, une sensation. Et même s’il la perçoit, l’interprète et la critique, le spectateur, lui, a un rôle passif vis à vis de l’oeuvre.
La situation du jeu est très différente. D’abord, parce que le joueur n’est pas un spectateur. Il est, comme nous venons de le voir, le co-créateur de l’activité ludique qui est la finalité de toute “oeuvre” ludique. Mais également parce que le joueur ne joue pas à destination de quelqu’un. Il ne joue pas pour transmettre quelque chose. Il joue pour lui-même, dans la recherche de son propre plaisir. Bref, il ne joue pas pour un public. Et lorsque c’est le cas, il y a glissement de l’activité ludique vers autre chose. Comme le sport (ou… l’e-sport), par exemple.
La présence d’un public ne suffit pas à définir une activité comme artistique mais son absence permet d’affirmer que cela n’en est pas. Le jeu ne semble donc pas être de l’art. Néanmoins, il ne lui faudrait pas grand chose pour qu’il le devienne car ces deux activités sont étrangement proches. Et pour cause…
L’art et nos jeux d’adultes (le jeu de société, le jeu de rôle, le jeu vidéo, les mots-croisés ou le sudoku, pour ne citer qu’eux) ont une origine commune. Ce que nous faisions quand nous étions enfant. Toute forme d’art comme tout jeu pratiqué par des adultes a pour origine une activité enfantine. Lorsque nous étions encore haut comme trois pommes, nous avons tous dessiné, tous fait semblant d’être docteur ou héros, tous tapé sur des objets pour en découvrir le bruit, tous écrit des lettres d’amour à nos parents… Bref, nous avons tous été enfant.
Puis nous avons fini par grandir. Et parce qu’enfant et adulte n’ont pas les mêmes capacités ni les mêmes attentes, nos activités ont évoluées avec nous. Nos jeux ne sont plus les mêmes et l’art est apparu. Oui, nos jeux ont changés car jeu d’enfant et jeu d’adulte ce n’est pas la même chose. Et si vous n’êtes pas convaincu, je me ferais un plaisir de vous expliquer en quoi dans un futur article.
Gardons néanmoins cette différence en tête et venons en à la thèse oubliée de Johan Huizinga dans Homo Ludens. Pour cet historien, le jeu est à l’origine des rites, des lois et des coutumes qui fondent nos sociétés. Un peu comme si nos institutions étaient des jeux que nous aurions pris au sérieux. L’affirmation paraît un peu excessive mais l’idée est là. Le jeu, qui est au coeur de notre vie d’enfant, est à la source de nos activités d’adulte. Avant de faire du théâtre ou du cinéma, comédiens et acteurs jouaient à faire semblant. Avant d’écrire des histoires, de les réaliser ou de les mettre en scène, les auteurs ont fait vivre des aventures fictives à leurs poupées et figurines. Et avant de suivre les règles d’un jeu de société, nous avons tous inventé des règles chaotiques et absurdes dans nos cours de récré.
Il y a quelques années, j’avais pu entendre un auteur de jeu de rôle ayant des prétentions philosophiques et artistiques refuser de mettre des règles de créations de personnages dans son jeu. Pour lui, le joueur n’était pas en mesure de comprendre véritablement son oeuvre et, en lui laissant la possibilité de créer son personnage, il risquait de passer à côté de son message. Devant la réaction hostile des testeurs, il avait dû reculer. Il n’avait pas compris que, pour le joueur, jouer ne s’appréhende pas de la même façon que lire un livre, voir un film ou écouter de la musique. Pour le joueur, l’activité ludique est un espace de liberté et le jeu d’un auteur, une boîte à outil.
Pour le joueur, jouer n’est ni faire de l’art (il n’en a ni le désir, ni la prétention), ni être simple spectateur d’une oeuvre ludique. C’est une activité créatrice similaire à l’art sur certains points mais très différente dans ses motivations. Le jeu est une activité à part qui devrait valoriser sa différence plutôt que de tenter de se raccrocher à d’autres activités sous peine de perdre ce qui la rend unique.