Nous avons eu l’opportunité de poser quelques questions à Eveline Fischer, compositrice de nombreuses musiques utilisées dans certains des jeux vidéo les plus mémorables pour la console Super Nintendo.
Merci Eveline de nous accorder cette entrevue unique. Aujourd’hui, j’aimerais vous proposer de voyager dans le temps et revisiter votre carrière en tant que compositrice de jeux vidéo. Mais avant, pourriez-vous partager comment votre amour pour la musique est né?
La musique fait partie de moi d’aussi longtemps que je m’en rappelle. J’ai des souvenirs de mon père assis des heures au piano à écouter certains des grands noms du jazz comme Oscar Peterson, Count Basie ou Fats Waller. Il décomposait chaque note et répétait les partitions jusqu’à ce qu’elles soient adaptées pour lui : il avait une oreille incroyable!
Mon amour pour la musique classique s’est révélé plus tard. Apprendre le piano, le violon et (plutôt par hasard) l’orgue d’église m’a donné l’occasion de découvrir différents types de musique. Mon expérience dans un orchestre des jeunes, une chorale paroissiale et un orchestre symphonique ont consolidé cette passion. Encouragée par ma mère, j’ai été en mesure de profiter au maximum de ces expériences grâce à des concerts dans certaines des salles les plus prisées de Londres ainsi qu’à voyages à l’étranger où j’ai pratiqué mon art, ce qui a alimenté mon enthousiasme. Chanter le Carmina Burana de Carl Orff pour un concert alors que j’étais grippée est un souvenir qui est resté….j’ai encore des frissons lorsque j’entends cette pièce.
Par la suite, j’ai passé 5 merveilleuses années à l’université : d’abord pour étudier la musique à Durham, puis une maîtrise en musique médiévale à Newcastle et ce qui allait devenir ma porte d’entrée à Rare, un diplôme professionnel en composition électroacoustique à Bournemouth. Pendant ce temps, j’ai élargi mes horizons musicaux et je me suis immergée dans autant de styles que je le pouvais. Inévitablement, j’ai développé un amour profond pour la musique, mais aussi des goûts éclectiques.
Les grands du jazz et du blues côtoyaient certains des géants du classique. Ajoutez une affinité inattendue pour la musique médiévale et une rencontre fortuite avec un incroyable groupe de percussionnistes, Amadinda, et vous avez une bonne représentation de qui je suis. Rachmaninov, Poulenc, Fauré, Liszt, J.S.Bach, Widor, Carl Orff, César Franck, Marie Claire Alain, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Duke Ellington, Oscar Peterson, John Williams et Hans Zimmer, autant d’artistes et de compositeurs qui ont défini ce qu’est la musique pour moi.
Votre premier travail à titre de compositrice dans l’industrie des jeux vidéo remonte à Donkey Kong Country pour la Super Nintendo, en 1994. Je suis persuadé qu’il y avait plusieurs défis à surmonter : comment approchiez-vous ce médium particulier?
Ajouter la musique aux cartouches de Super Nintendo était le défi initial! À cette époque, tout devait être programmé en hexadécimal. C’était un vrai casse-tête pour moi (8+8 – 1 0). Toutefois, c’était un système qui, je le pense, favorisait une approche moins rigide pour la composition.
Nous n’étions pas menottés par des notes sur une page : c’était de la composition qui se concentrait purement sur l’expérience audible…la meilleure musique n’était pas forcée pour correspondre au médium. En fait, elle utilisait les forces et les particularités de la Super Nintendo elle-même. La musque sous-marine de David Wise dans Donkey Kong Country a été une révélation pour moi, c’était un exemple parfait du travail combiné entre musique et SNES.
L’une des raisons pourquoi j’étais si enthousiasmé par cette opportunité d’interview est qu’à mon avis, vous avez souvent été dans l’ombre (du moins c’est mon opinion) par rapport à David Wise et Robin Beanland. Que pouvez-vous nous dire de votre expérience à Rare et son bassin d’individus talentueux au cours des années 90?
Faire partie du département musical à Rare était une expérience fantastique, nous étions une équipe soudée serrée et la chimie était au rendez-vous. Chacun de nous apportait quelque chose de différent au département, nous avions tous notre style particulier et nos propres forces. Lorsque j’ai rejoint l’équipe, d’abord à titre de musicienne interne, David collaborait déjà avec eux depuis un bon moment : c’était mon modèle. Je crois qu’une fois l’équipe agrandie avec l’arrivée de Robin, nous avons enfin trouvé nos rôles, notre propre niche, que ce soit le design sonore, la composition, le chant ou autre.
Vous avez créé la plupart des chansons entendues dans Donkey Kong Country 3: Dixie Kong’s Double Trouble. À ce jour, l’opinion reste plutôt partagée sur cette trame sonore. Je fais partie du camp qui la considère rafraîchissante avec ses propres mérites. Hot Pursuit demeure l’une de mes chansons favorites après toutes ces années. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre processus créatif avec le troisième titre de cette série?
Je suis stupéfaite qu’après toutes ces années, la trame sonore de Donkey Kong Country 3 est toujours d’actualité. J’ai toujours composé par instinct et mon style penchait vers la musique d’ambiance. Je tentais de dresser un portrait, un cheminement combiné à une motivation que le joueur progresse. Composer à mes débuts était une courbe d’apprentissage élevée, les sons accrocheurs n’étaient pas faciles pour moi.
Après la trilogie Donkey Kong, vous avez travaillé sur la trame sonore du jeu de baseball Ken Griffey Jr.’s Winning Run, aussi offert sur la Super Nintendo, en 1996. Quelle a été votre expérience à travailler dans un genre totalement différent de ce que vous aviez exploré par le passé?
Ken Griffey Jr. était une opportunité d’essayer quelque chose de différent sur le plan musical. Ce fut également le premier jeu où j’ai vraiment commencé à me faire un plan pour travailler sur l’audio dans le jeu afin d’améliorer l’expérience joueur. J’ai eu du plaisir avec ce projet à l’époque.
Un an plus tard, en 1997, Donkey Kong Land III est sorti sur Game Boy. Cette fois, vous deviez faire face à un tout nouveau défi, celui de composter de la musique 8 bits, aussi connue sous l’appellation chiptune. Je crois qu’il est fort intéressant d’écouter les deux trames sonores et de réaliser à quel point la transition est réussie. Que pouvez-vous nous dire au sujet de composer de la musique pour différentes plateformes?
Travailler avec plusieurs plateformes pouvait s’avérer un véritable défi, mais je l’appréciais. Je sais que cette vision n’était pas partagé, mais pour autant que je suis concernée, prendre la musique originale et l’adapter pour une plateforme différente faisait tout simplement partie du processus et des tâches de mon département. C’était incroyablement frustrant par moments, mais aussi très satisfaisant lorsqu’on y arrivait!
Après votre première incursion dans la musique 8 bit, il semble que vous ayez pris du recul par rapport à la composition. En effet, de 1997 à 2005, vous avez seulement travaillé sur les voix et les effets sonores de jeux comme Diddy Kong Racing, Perfect Dark et Conker. Je crois que plusieurs personnes se posent la même question : que s’est-il passé?
J’aimais faire partie du processus créatif plus large au cours du développement d’un jeu. La musique était une partie si importante au sein de notre département, mais je me suis mise à apprécier de plus en plus que l’audio dans un jeu ne se limite pas qu’à sa musique. En tant que musiciens, nous avions l’opportunité de plonger le joueur dans un monde sonore, un monde où son et musique formaient un parfait mariage.
Vers la fin de ma carrière à Rare, je m’intéressais davantage aux effets sonores, à la musique d’ambiance. La culmination de cette passion a été ma collaboration avec Steve Burke pour Kameo, mon dernier jeu Rare. Un projet incroyable dont je suis extrêmement fière. La trame sonore de Steve était plus grande que nature et très ambitieuse. J’ai eu la chance de créer des effets sonores qui ont contribué à la création d’une expérience audio complète.
Depuis que vous avez arrêté de composer de la musique pour les jeux vidéo, avez-vous une nouvelle passion?
La musique n’a jamais cessé d’être une passion pour moi et n’est jamais loin de ma vie. Même si la composition connait un relâchement pour l’instant, les idées demeurent : elles sont simplement en attente. Entre-temps, c’est à mon tour d’être la chef d’orchestre avec mon enfant. Incroyable petit percussionniste, il a saisi mon amour pour la musique et s’est échappé avec!
Y’a-t-il une chance que vous composiez à nouveau pour les jeux vidéo?
Pour l’instant mes priorités sont ailleurs, mais dans le futur qui sait. L’utilisation de la musique et des sons dans les jeux vidéo me fait encore vibrer, cet art a progressé énormément depuis que j’ai quitté Rare. La variété, l’étendue, les possibilités infinies offertes aux musiciens d’aujourd’hui : c’est beau à voir. J’espère qu’il y aura toujours de la place pour un musicien interne, pour le département de musique qui vit et meurt auprès des jeux et de ceux qui les développement…ça ne peut être égalé.
Quelle est la chanson favorite que vous avez composée?
Je n’ai jamais cessé de réfléchir à propos de quelle serait ma chanson préférée. Certaines n’ont jamais vu le jour pour des jeux qui n’ont pas été développés, des prototypes. Mon style avait progressé lorsque j’ai quitté Rare, je me sentais mieux dans ma peau. J’opterais peut-être pour l’une de ces compositions.
Avez-vous travaillé à titre de compositrice pour des jeux auxquels vous n’avez pas été créditée?
Je ne crois pas…
Bonus #1
Au début de son développement, Mr Pants pour la Game Boy avait Casse-Noisette comme trame sonore temporaire. Convertir la suite était un défi énorme mais très amusant.
Bonus #2
Mon fils a mis la main sur Sea of Thieves chez un cousin l’autre jour. Alors qu’il jouait, j’ai entendu « Maman? Rare, ce n’est pas là où tu travaillais? » J’ai enfin bouclé la boucle 🙂