Aujourd’hui, suite et fin de l’entrevue avec Yahndrev de Kerval, créateur et grand manitou de videoregles.net, un site francophone précurseur compilant plus de 500 jeux décortiqués et expliqués. Pour tous ceux qui auraient manqué la première partie, c’est ici.
Côté technique, comment filmez-vous vos vidéos ? Seul ? En plusieurs prises ? Faites-vous votre montage ?

Je filme effectivement seul et en plusieurs prises. Rien de pire qu’une explication à plusieurs voix autour d’une table. Il me semble que c’est pareil en vidéo et il serait de toute façon encore plus contraignant de m’associer avec d’autres personnes pour prévoir les sessions de tournage. En étant seul, je peux tourner à n’importe quel moment disponible de ma journée et même échelonner mes tournages sur plusieurs jours. Filmer en plan fixe serait aussi plus simple, mais c’est très soporifique pour le spectateur. J’essaie de changer au mieux les prises de vues pour qu’on voie bien le matériel sous différents angles, pour plus d’immersion et donner l’impression d’être assis devant la table.
Cela m’oblige cependant à des temps de montage pratiquement aussi longs que le tournage lui-même. C’est cependant bien pratique pour ensuite réaliser les chapitrages, toujours disponibles sur mon site si on souhaite voir mes vidéorègles par partie ou y vérifier juste un point particulier de règles. Je les réalise seul aussi, comme les descriptifs des fiches du site, les visuels, les liens, etc.
En 2016, vous avez eu des chiffres de fréquentation assez impressionnants malgré la compétition féroce (267 245 visiteurs et plus d’un million de pages vues). Comment expliquez-vous que vous vous démarquez du lot de plus en plus grand de gens qui produisent de la vidéo explicative (même au Québec) ?
Plusieurs facteurs doivent entrer en compte. Depuis le début, je pense que mon format est original car je ne me suis inspiré de personne et n’ai pas adopté le style classique des vidéos sur Youtube où le présentateur se met davantage en avant que les jeux qu’il présente. Je reste neutre et ne m’intéresse qu’aux règles. Mes vidéorègles sont utilitaires et informatives avant tout.
Comme je m’adresse principalement au joueur débutant ou occasionnel, je crois aussi que cette politique généraliste a plus de chance de toucher n’importe qui que seulement le joueur habitué auto-estampillé « geek ». Ça ne m’intéresse pas de me cantonner uniquement à un public de « genre » avec ses codes incompréhensibles par tout un chacun et je crois avoir fait déjà beaucoup pour la conversion de nombreuses personnes à notre passion commune. C’est ce qui m’anime depuis le début : rendre notre loisir aussi pratiqué que le sport, le cinéma ou le jeu vidéo. Et si le loisir se développe beaucoup depuis quelques années, il y a encore du boulot.
Si je suis un peu snobé par une partie des gros joueurs compulsifs, je crois qu’un bon nombre consulte quand même mes vidéos en cachette pour parfaire sa culture ludique ou faire croire qu’il a déjà joué à tel ou tel jeu sans l’avoir eu vraiment entre les mains.
Sinon, je bénéficie aussi du fait d’être présent depuis plus longtemps que la plupart. La taille du catalogue présenté augmente évidemment la chance d’être trouvé par une recherche sur un moteur de recherche. Avec plus de 500 titres disponibles en vidéorègle, j’ai ainsi plus de chance d’être découvert que d’autres.
Avec mon format étendu, je condense désormais dans chaque vidéo l’ouverture de boite, la présentation du matériel, la mise en place du jeu (certains utilisent mes vidéorègles que pour ça), règles en détail et surtout déroulement des premiers tours pour se rendre mieux compte des choix qui sont offerts au joueur lors de la partie.
Enfin, il ne faut pas oublier que j’ai aussi réalisé pas mal de grands classiques qui m’ont certainement attiré des jeunes spectateurs. Celles du Monopoly et du Risk sont encore chaque jour les plus consultées de ma chaîne. Ca fait relativiser l’illusion que la vision du loisir a beaucoup évolué d’ailleurs. Il ne faut jamais oublier que les jeux les plus vendus encore aujourd’hui restent ces Monopoly, Risk, Uno et autres. Le public Youtube est aussi en majorité très jeune et on n’attire pas les mouches avec du vinaigre.
Un pas logique pour augmenter votre clientèle serait d’ajouter un élément critique à votre travail. Je sais que vous vous refusez à le faire. Pourquoi ?
Parce que je crois qu’un avis personnel n’a pas beaucoup d’intérêt. Après 30 ans de pratique de centaines de jeux, je ne me sens toujours pas forcément légitime pour dire quel jeu est bien et quel autre ne l’est pas. Chaque jeu a son public. Mon boulot de ludothécaire est de faire correspondre des attentes de joueurs avec des jeux. Mon but étant de faire découvrir et d’étendre la pratique du loisir ; descendre des jeux me parait contre-productif. Je ne crois pas que me lancer dans des avis « augmenterait ma clientèle » comme vous dites. Je pense que ma neutralité est aussi appréciée.
Perso, je ne suis pas très fan des jeux d’ambiance rigolo, ni des énormes jeux avec des multitudes de règles qui durent plus de deux heures. Est-ce cependant intéressant de dire qu’ils sont mauvais ? Non. Ils fonctionnent très bien avec des centaines de joueurs et dans ma ludothèque, je passe mon temps à les présenter aussi.
Le plus pertinent, c’est lire des avis de joueurs, et il existe de très bons sites pour ça comme Tric Trac ou Boardgamegeek qui compilent des centaines d’avis et de notes. Les classements qu’ils permettent d’obtenir seront toujours plus pertinent que l’avis personnel d’un tel ou d’un autre, forcément partial.
C’est déjà le cas pour tout autre genre, comme les livres ou les films et c’est encore plus vrai pour les jeux puisque l’expérience ludique se fait en groupe. Donner un avis personnel n’a donc pas d’intérêt sauf si on se voit comme un créateur de tendances ludiques, ce que je me refuse à être. Je préfère être reconnu comme un des meilleurs ludopédagogues que comme un critique.
Si j’avais choisi de m’adresser uniquement à un type de joueurs particulier, ce serait peut-être intéressant, mais je souhaite rester généraliste. J’ai quand même un classement « étoiles ludiques » sur mon site où je tague les jeux les plus emblématiques.
La plupart des jeux qui paraissent en vidéorègle me semblent avoir un intérêt. Ceux que je n’aime vraiment pas ne paraissent pas. Sauf éventuellement sous la pression de leur public.
Enfin, il me semble qu’après avoir vu une vidéorègle, vous êtes logiquement capable de savoir si le jeu est susceptible de vous correspondre ou non. Pour guider, j’utilise de petites icônes sur mon site correspondant à différents types de joueurs, mais en général, si vous prenez le temps de regarder une vidéorègle jusqu’au bout, c’est que vous avez déjà une petite envie.
7 Wonders : la vidéorègle la plus populaire de Yahndrev
Et pour terminer, deux questions plus générales. Tom Vasel, le gourou américain du jeu, a dit à plusieurs reprises que nous vivions dans l’âge d’or du jeu de société ? Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Pourquoi ?
En fait, je n’en sais trop rien. Tout dépend ce qu’on entend par « âge d’or » et qualifier ainsi une période historique ne peut se faire qu’une fois qu’elle est terminée.
Peut-être est-elle passée car aujourd’hui il y a déjà presque trop de jeux qui paraissent et personne n’a le temps de vraiment pratiquer sur la durée. Je ne suis pas sûr que la surproduction soit synonyme d’apogée.
Les titres comme Catane, Carcassonne, Puerto Rico, Agricola, Les Aventuriers du Rail, 7 Wonders ou Dominion ont eu le temps de devenir des néoclassiques. Je ne sais pas si dans le foisonnement actuel, on retiendra beaucoup d’autres titres s’inscrivant dans la durée et qui continueront à être joués dans 10, 20 ou 50 ans. Quand on pense à la longévité et la richesse des échecs ou du go, cette profusion du jeu oublié un mois après sa parution est même un peu effrayante. On a déjà bien du mal à trouver une dizaine de titres qui soient connus et suffisamment appréciés de tous les joueurs habitués pour faire référence sur ces dernières années. Comme partout ailleurs, l’attrait de la nouveauté est très fort et le socio-financement contribue fortement à cette quête impossible.
Sinon, « l’âge d’or » peut être aussi vu de 50% de la population s’intéressera à ce loisir. Ce moment est peut-être à venir puisqu’avec l’automatisation des tâches, le temps libre de chacun est inévitablement voué à s’allonger. Il me semble que le développement de la production actuelle en France est clairement aussi liée aux 35 heures, qui ont dégagé plus de temps à la fois pour les créateurs en herbe et les joueurs. Nous sommes dans une société dans laquelle le loisir explose sous toutes ses formes. Le jeu de société a-t-il pris une part plus importante dans le développement général ? Je n’en suis pas si sûr.
À quoi jouez-vous en ce moment ? Quels sont vos coups de cœurs de l’instant ?
Aux prochains que je dois tourner en vidéorègle la semaine prochaine…
Du fait de la professionnalisation, j’ai malheureusement de moins en moins de temps pour pratiquer plusieurs fois les jeux que j’apprécie personnellement. En ce moment, nous sommes dans l’extension d’Andor « Voyage vers le Nord » avec mes amis joueurs et on attend avec une certaine fébrilité la deuxième saison de Pandemic Legacy. Strike et Love Letter restent dans les petits jeux qui sortent très régulièrement à l’heure de l’apéro.
Pour mes coups de cœur personnels et éclectiques plus ou moins récents, je citerai en vrac Arena for the Gods, Unlock, Hit Z Road, Star Realms, Meowtopia, Flamme Rouge, Booo ! et Dice Forge.
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Jeux.ca tient à remercier Yahndrev pour sa disponibilité et ses réponses bien détaillées (comme ses explications, haha).
Nous invitons le lecteur (vous!) à commenter cette entrevue et à nous proposer des noms de personnalités dans le domaine des jeux de société que vous aimeriez que nous rencontrions.

Olivia Grondin est une journaliste indépendante spécialisé dans les jeux de société. Elle a rédigé des articles pour des magazines spécialisés, a contribué à des livres et a conçu plusieurs jeux à succès.