Si son nom vous dit quelque chose, c’est que vous vous tenez probablement très à jour sur l’actualité de l’industrie vidéoludique et ses scandales. Jason Schreirer, journaliste en jeu vidéo chez Bloomberg et auteur de Blood, Sweat and Pixels, est un reporter minutieux portant une attention toute particulière aux frasques financières et décisionnelles des grandes corporations et, surtout, à leurs impacts sur la main-d’œuvre qui les composent. Survol et critique de son plus récent ouvrage, Press Reset.
Il est facile pour le joueur moyen d’oublier que derrière chaque balle tirée, chaque coup d’épée donné dans un jeu AAA, il y a le travail de dizaines -voire de centaines- de personnes. Si on se sent parfois plus intimement lié à la vie des développeurs indépendants et de leurs micro-équipes, force est d’admettre que les entités plus massives peuvent nous sembler désincarnées, comme autant de gigantesques machines servant à ingérer de l’argent et à produire des jeux à un rythme régulier et attendu. Avec son plus récent livre Press Reset: Ruin and Recovery in the Video Games Industry, c’est précisément cette déshumanisation des travailleurs que cherche à dissiper Jason Schreirer.
À travers des entrevues intimes et candides avec des développeurs de tous horizons et rôles, le journaliste vétéran de l’industrie (plus de huit ans chez Kotaku ont précédé son arrivée chez Bloomberg) lève le voile sur l’un des côtés les plus sombres de la production de jeux vidéo : l’instabilité imprévisible de l’emploi. Déménagements constants d’un bout à l’autre des États-Unis, mises à pied surprises décidées dans un autre fuseau horaire, promesses de compensations non-tenues, lubies du management, tous ces facteurs ont un coût immense et dévastateur sur l’engrenage le plus important de l’industrie du jeu vidéo : les humains qui la forment.
Le développeur comme élément narratif
Si son livre précédent paru en 2017 mettait plutôt l’accent sur les conditions de travail elles-mêmes et les défis que rencontrent chaque jour les développeurs, c’est cette fois-ci les problèmes endémiques derrière les fermetures de studios et renvois massifs auxquels s’intéresse l’auteur. Mais là où l’intérêt de ce bouquin repose vraiment, c’est dans l’angle abordé : plutôt que de s’arrêter aux chiffres et aux décisions foireuses de dirigeants bornés, Schreirer explore l’après-défaite chez le développeur. Qu’en est-il du travailleur qui se rend compte un matin que sa paie n’a pas été déposée dans son compte, avant de se frapper à une porte barrée en arrivant à son lieu de travail? Comment se remet-on d’une telle claque au visage? Et, tout particulièrement, comment décide-t-on de continuer à œuvrer dans une industrie qui nous a recraché ainsi plus de 3 fois?
La plume de Schreirer rend justice à ces témoignages tout au long des 9 chapitres de Press Reset. Elle nous guide à travers les succès et défaites de main de maître, racontant l’histoire d’une dizaine de studios à travers celles, plus personnelles, des créateurs ayant vécu leur chute. L’auteur y fait en parallèle le récit de noms illustres tels que Warren Spector (Deux Ex, System Shock) et d’autres moins connus comme Jordan Mychal Lemos, un écrivain de jeu qui après avoir dû déménager sa famille deux fois en moins de trois ans considère fortement quitter l’industrie.
L’auteur tisse sa trame narrative de façon ingénieuse. Des noms et studios mentionnés au tout début du livre refont régulièrement leur apparition, mettant à la fois en lumière la fraternité de l’industrie et la volatilité de ses emplois. Je me permets ici une petite critique, ou plutôt une mise en garde; si ces parallèles et retours en arrière créent un portrait plus complet, il peut parfois être difficile de retenir tous ces noms et événements en tête. Press Reset est un livre qui se lit attentivement, et il ne faut pas avoir peur de reculer de quelques pages pour se rafraîchir la mémoire. Ce n’est pas un défaut en tant que tel, mais l’écriture journalistique de Schreirer l’emporte parfois quelque peu sur le flow du livre.
Comment réparer une industrie brisée?
Le livre aurait déjà eu une valeur importante s’il ne faisait que raconter ces histoires de travailleurs déçus et épuisés par l’industrie qui les faisait rêver, mais c’est dans son ouverture sur l’avenir que repose l’un de ses aspects les plus essentiels. L’auteur montre en exemple différents développeurs ayant créé leurs propres solutions aux problèmes systémiques de leur champ d’expertise, d’autres ayant profité d’une chute pour se souder les coudes et avancer d’un front commun. Allant de la syndicalisation (un sujet chouchou de Schreirer) à la fragmentation des studios en petites entreprises spécialisées pour éviter les mises à pied en fin de projet, les idées mises de l’avant donnent espoir. Il y a moyen, selon Press Reset, de remodeler l’industrie vidéoludique pour qu’elle soit plus juste avec ses travailleurs, et tout porte à croire que ces changements arriveront plus tôt que tard.
Press Reset n’est pas facile à lire. Certaines histoires donnent mal au cœur et donnent presque envie de ne plus encourager certains éditeurs, mais il s’agit là d’un ouvrage essentiel tout autant pour le joueur lambda que pour le public plus large. L’industrie vidéoludique pèse désormais plus lourd -financièrement- que celles de la musique et du cinéma combinées, et il est grand temps que l’attention du monde se tourne sur l’éthique entrepreneuriale des corporations qui en sont le moteur.
Nous avons la chance d’assister à une croissance constante du milieu au Québec, ce qui peut donner l’impression que les problèmes soulevés dans l’ouvrage sont propres à l’industrie américaine. Après tout, pas besoin de déménager s’il y a 35 studios prêts à nous engager à Montréal après la fermeture de notre ancienne boîte. Mais il ne faut pas se leurrer, ni se masquer les yeux : tant qu’un examen des pratiques d’emploi ne sera pas fait à la grandeur de l’industrie, nos développeurs québécois sont tout aussi à risque que ceux d’ailleurs. Le message de Press Reset est clair : le jeu vidéo est un écosystème vaste et -heureusement- de plus en plus diversifié, et c’est en prenant soin de ses travailleurs que celui-ci pourra continuer d’évoluer de manière saine, durable et par-dessus tout humaine.