Vous l’avez sans doute lu : les éditeurs de jeux vidéo étudient avec le plus grand intérêt la technologie NFT. Pour les néophytes, il s’agit de l’acronyme pour désigner non-fungible token ou, en français, jeton non fongible. Ne sourcillez pas trop, car ces mots à eux seuls ne veulent pas dire grand-chose.
Il s’agit ni plus ni moins d’actifs numériques liés à la blockchain, que nous reconnaissons pour son rôle joué dans la garantie de sécurité des cryptomonnaies. Les jetons non fongibles (quel nom affreux!) vous permettent d’acheter le plus souvent une œuvre d’art virtuelle, et d’en obtenir les droits exclusifs. Ce « nouveau monde » est en fait un véritable Far West en ligne qui incite les gens à revendre des images et autres contenus en échange de valeurs comme Etherum (ETH). Le hic, c’est que bien souvent ces œuvres sont volées et redistribuées illégalement, ce qui donne aux NFT une réputation très peu envieuse.
Le simple fait que notre industrie explore cette technologie pour l’intégrer est décevant. Pas l’exercice intellectuel en soi, mais sa motivation purement mercantile. Les joueurs n’ont rien à y gagner, ne serait-ce l’apparence d’un gain dont ils n’ont aucun véritable contrôle.
Prenons l’exemple d’Ubisoft Quartz, qui est la première application connue et publique des NFT dans l’industrie. On vous propose des éléments cosmétiques dans le jeu Ghost Recon Breakpoint en fonction de vos heures passées dans le jeu.
Ce casque nécessite d’avoir passé au minimum 600 heures (!) dans le jeu. Il s’agit d’un objet unique offert pour une durée limitée qui ne sera jamais redistribué par la suite. Pour confirmer une telle exclusivité, un numéro de série lui est attribué, qui est lié à votre nom d’utilisateur. Ainsi, il est facile d’associer un objet virtuel à son propriétaire.
L’idée d’offrir du contenu exclusif n’est certainement pas nouvelle. Les DLCs et à la rigueur, les loot boxes, proposent depuis longtemps des façons alternatives d’obtenir du contenu supplémentaire dans les jeux vidéo. La technologie NFT pousse encore plus loin cette notion, ce qui créera assurément une division notable entre les joueurs qui achètent l’expérience dite de base, et ceux qui, plus fortunés (ou qui ont moins d’autorégulation) obtiendront une expérience plus personnifiée voire intéressante.
Cette division est probablement ce qui m’inquiète le plus dans l’application des NFT au sein de l’industrie; une couche de plus après les DLCs, les Season Pass, les Battle Pass, les loot boxes et j’en passe. On se retrouve effectivement devant une machine à sous déguisée, ce qui est un peu ironique compte tenu du passé de l’industrie dans les arcades. C’est le même concept répété de toujours insérer des pièces de monnaie pour continuer, la carotte au bout du bâton. Les grands penseurs (lire : actionnaires) ont compris qu’il est plus payant de jouer sur l’aspect gambling et ainsi segmenter l’audience.
Un futur basé sur des microtransactions n’en est pas un qui m’excite. Et c’est exactement la prémisse derrière les NFT : ouvrir une nouvelle avenue pour inciter les gens à dépenser plus, obtenir des actifs numériques… rattachés à des jeux dont vous n’avez aucun contrôle. C’est bien beau avoir un casque de luxe pour Rainbow Six Breakpoint, mais quand les serveurs du jeu seront fermés parce que plus personne joue, votre babiole sera bonne pour le cimetière des intangibles.
L’industrie semble se coordonner pour l’adoption de masse de cette technologie. Plusieurs dirigeants, dont Yosuke Matsuda de Square Enix, salivent devant un tel appât. On sait que l’éditeur veut incorporer les NFT dans ses productions futures. Pas parce que c’est une plus-value pour les joueurs, mais bien parce que ça pourrait faire gonfler son chiffre d’affaires. Évidemment, ce n’est pas ainsi que Matsuda dresse le portrait des NFT, mais on comprend très vite les ambitions derrière une telle manœuvre.
Les seules personnes intéressées par les NFT sont des investisseurs qui croient en un El Dorado des temps modernes. Ils ne voudraient surtout pas passer à côté du prochain Dot Com ou Bitcoin, au détriment de tout le reste, à commencer par le jeu en tant que tel, qui sera encore plus morcelé.
Quand la réflexion principale ne porte plus sur comment créer un jeu exceptionnel, mais bien comment le rentabiliser de toutes les façons inimaginables, un examen de conscience s’impose. Et je ne dis pas ça parce que je suis contre la profitabilité; seulement que cette dernière ne doit pas être le point focal de développement. Ce qui devient de plus en plus le cas avec l’arrivée de technologies comme la NFT, qui ont un effet pervers sur notre industrie et créent plus de problèmes qu’autre chose.