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Les développeurs indépendants québécois face au COVID-19

Le développement de jeu vidéo indépendant québécois en période de pandémie, mode d’emploi

Alors que l’on se dirige vers un déconfinement progressif qui amènera son lot de défis, revenons sur ceux qu’ont traversé et que continuent de vivre nos studios de développement d’ici. Nous nous sommes entretenus avec différents acteurs du marché afin de dresser un portrait fidèle de cette situation inédite.

En regardant les nouvelles d’ici et dans le monde, Christopher Chancey, PDG de ManaVoid, savait qu’on allait droit vers une situation inédite. De plus sa position de Vice-Président de la Guilde du jeu vidéo du Québec lui a permis d’avoir quelques bribes d’informations en avance directement des gouvernements. Heureusement pour lui, ManaVoid est une entreprise progressiste en ce qui concerne la relation travail-famille: « Nous sommes déjà aux 4 jours/semaine dans notre entreprise. Travailler de la maison c’est déjà quelque chose qu’on envisageait de faire. [Le Covid] a juste fait accélérer les plans. Le 13 mars on était parmi les premiers, je pense, à avoir tout le monde en télétravail. »

Mana Void qui fait aussi partie de l’Indie Asylum a relevé ce défi complexe mais rencontré tout de même quelques défis comme nous le confirme M. Chancey: « Il a fallu qu’on s’organise rapidement côté communication. Puis, la complexité au début était d’envoyer tout l’équipement qui était crucial comme les tablettes graphiques pour les artistes. Nous avons pu faire tout cela en 48 heures. »

La petite entreprise de Montréal a dû adapter ses outils de travail. Par exemple, M. Chancey nous raconte que le canal Discord utilisé à l’interne servait surtout à des communications légères comme le partage de memes. Mais le confinement les a obligé à rendre cet outil plus sérieux étant donné que la communication est cruciale: « Nous fonctionnons avec la méthode Agile qui se traduit chez nous par des meetings quotidiens le matin. Il a donc fallu qu’on s’adapte à cette nouvelle réalité. »

Christopher Chancey – Co-fondateur de ManaVoid

Lancer une campagne de socio-financement en pleine pandémie? « Terrifiant »

Le 17 mars 2020, alors que le travail à distance est sur toutes les lèvres de la province, Philip Barclay, Martin Brouard et Thierry Boulanger se questionnent. Les trois fondateurs de Sabotage Studio, l’entreprise à l’origine de The Messenger, sont dans une impasse. Le COVID-19 a déjà fait beaucoup de victimes dans le monde. Le Canada s’apprête à fermer ses frontières, la Chine croule sous les malades, même chose en Italie, premier foyer de l’épidémie en Europe. Dans le même temps Sabotage s’apprête à annoncer son nouveau jeu mais pas de n’importe quelle manière. En effet, le studio a mis sur pied une campagne de socio-financement sur Kickstarter. « On s’est vraiment demandé si on n’allait pas annuler la campagne. On se disait que demander de l’argent dans une situation où les gens perdaient leur emploi pouvait mal paraitre. En même temps nous devions nous assurer que tous nos employés pouvaient travailler de chez eux dans les meilleures conditions. Ça a été un gros stress en très peu de temps. »

Grand bien leur en a pris puisqu’ils ont finalement décidé de lancer leur projet qui a connu un incroyable succès battant même le record de la campagne la plus socio-financée au Canada. Mais ce n’était pas de tout repos : « Même lorsqu’est arrivé le jour J nous étions terrifiés à l’idée de démarrer une campagne de socio-financement dans ce contexte. On avait tellement peur de la réaction du public. On ne pouvait demander conseil à personne étant donné le caractère inédit de la situation. En tout cas je ne sais pas si je conseillerai à quelqu’un de faire une campagne en pleine pandémie. Je ne le referai plus jamais. C’est trop de stress! (Rires)»

Philip Barclay – Co-fondateur de Sabotage Studio

Une agilité à toute épreuve

Ce qui est fascinant avec l’industrie du jeu vidéo au Québec, c’est de voir à quelle point elle s’adapte à différentes situations. Crise ou pas crise, lorsqu’un jeu doit être créé, il faut faire le travail. Cela dit, comme dans d’autres secteurs, la vie du jeu vidéo est rythmé par différents événements annuels comme la Game Developers Conference (GDC) en mars à San Francisco ou l’Electronic Entertainment Expo (E3) en juin à Los Angeles. Le premier a d’abord décidé de décaler son rendez-vous à l’été avant de rendre ce dernier uniquement numérique avec des conférences à suivre à distance. Le second, quant à lui, a pris la décision d’annuler purement et simplement son rassemblement pour cette année. Les différents éditeurs et constructeurs organisant à la place des diffusions à la manière de Nintendo et de ses Nintendo Direct.

Le problème c’est que ces événements ne sont pas là seulement pour en mettre plein la vue au public. Pour beaucoup de développeurs indépendants il s’agit aussi d’occasion de réseauter, de rencontrer éditeurs et journalistes, de discuter des prochaines affaires, et bien sûr de revoir des amis et s’en faire de nouveau.

Ces enjeux sont partagés par Christopher Chancey de ManaVoid qui comptait sur ces événements: « On avait une annonce à faire à la Gamescom [qui a été annulée NDLR]. On avait rendez-vous à la GDC avec un gros éditeur qui va être dévoilé mais plus tard. Notre problématique a donc été de nous dire “comment aller chercher le plus de monde possible dans un monde rendu plus numérique?” »

C’est aussi ce que nous dit Philip Barclay de Sabotage: « On avait une grosse présence à la GDC que l’on a préparé pendant des mois. On était supposé avoir 3 jours de rencontres avec toute la presse internationale. Puis plus le temps avançait plus on sentait que la GDC n’aurait pas lieu cette année. Alors avant même l’annonce officielle de l’événement on a préparé un plan de secours. Mais c’était très stressant! On s’est retrouvé à replanifier toutes nos entrevues mais à distance. Ça a été beaucoup de travail en peu de temps! »

Mais comme nous le confie Jean-François Major co-fondateur de Tribute Games, studio indépendant établi dans Saint-Henri à Montréal, pour eux ces événements étaient surtout des occasions de rencontrer du monde: « Chez Tribute Games on est ce que j’appelle un studio hyper indépendant dans le sens où nous sommes auto-suffisants à bien des niveaux. On ne court pas après du financement ou des éditeurs. Un événement comme la GDC est pour nous l’occasion de faire du réseautage, de s’instruire, de revoir certaines têtes connues ou de rencontrer la presse mais aussi de maintenir des relations avec nos distributeurs ou les constructeurs. Mais ce n’est pas vital [d’être physiquement sur place NDLR]. »

Jean-François Major – Co-fondateur de Tribute Games

La productivité et la confiance mis à l’épreuve

Développer des jeux dans ce contexte est du jamais vu. Les dirigeants que nous avons contacté s’accorde sur ce point. Certains ont noté une faible baisse de productivité à cause du travail à distance et du fait que chez eux les employés n’ont pas forcément le même profil qu’au bureau. Il faut donc veiller de ce côté.

Mais d’un autre point de vue, la confiance des personnes en charge a été testée surtout au début comme nous le dit Jean-François Major de Tribute Games: « C’était notre crainte au début même si on connait bien nos employés. On a dû apprendre à leur faire confiance et ça fonctionne très bien jusqu’à maintenant. Tout le monde arrive à rester concentrer et à faire avancer le projet comme prévu. »

D’autres studios sont outillés différemment comme nous l’affirme Philip Barclay de Sabotage: « De notre côté on a de la chance d’avoir une équipe relativement senior. Mes collègues connaissent leur métier et savent ce qu’ils doivent faire pour avancer. Mais en tant que manager c’est difficile de ne pas voir tes subordonnés. Quand on les voit c’est une sorte de promesse de productivité. Là on se posait des questions: “Est-ce que tout le monde travaille? Est-ce qu’on va avoir une perte de vélocité?” Mais cette situation nous a rassuré quant à la maturité de l’équipe. »

De manière générale, tous les studios que nous avons interrogés s’accordent à dire que lorsque l’on a une famille à la maison, c’est plus difficile de rester concentré et on n’a pas l’impression de faire de vraies bonnes journées de travail.

Panzer Paladin, le prochain jeu de Tribute Games sera disponible cet été

Briser l’isolement du confinement

Se retrouver confiner du jour au lendemain peut s’avérer choquant. Étant donné que chaque situation familiale est différente, nous ne sommes pas tous égaux à ce niveau. Si certains ont pu se retrouver en famille, d’autres, qui vivent seuls, ont dû faire face à un isolement inhabituel. Pour remédier à cela, certains studios ont instauré différentes mesures.

C’est le cas par exemple de ManaVoid qui a mis en place des soirées Netflix le lundi via l’application Netflix Party, Jack Box le mercredi, et le 5 à 7 du vendredi accompagné de bière ou non, temps durant lequel les jeux multijoueur sont de mise. Les discussions sont de la partie également. Tout ce qui peut permettre aux employés de faire comme s’ils étaient physiquement ensemble. Il y a également la canal Discord de l’Indie Asylum qui regroupe environ 80 personnes et qui permet également de briser l’isolement.

D’un autre côté comme nous le confie Philip Barclay de Sabotage, le confinement est un peu inhérent au développement de jeu vidéo. Il explique: « Un jeu vidéo est développé par des gens qui pensent dans leur coin, qui sont dans leur bulle. Mais une partie un peu plus plate est qu’on a perdu toutes les conversations qui émergeaient de plusieurs personnes sur le terrain, en pleine production. On n’a plus cette spontanéité-là en ce moment. »

Sea of Stars le jeu le plus socio-financé au Canada est l’œuvre de Sabotage

Des aides gouvernementales pas forcément adaptées

Mais si tout se passe bien à l’interne pour certains studios et employés, les dirigeants des sociétés et responsables de regroupement ont également une autre vision. Les aides que le gouvernement a mis en place tous les jours au début de la crise ont permis à de nombreuses entreprises de sortir un peu la tête de l’eau car ils ont pu montrer qu’ils avaient des pertes de revenus. Le problème c’est que le jeu vidéo, à l’image du cinéma, fonctionne bien différemment d’autres industries traditionnelles. En effet, difficile pour un studio de jeu vidéo de dire qu’il a des pertes de revenus…quand ceux-ci ne sont encore pas arrivés!

Eh oui, avant de faire un jeu, il faut pouvoir le vendre comme nous le dit Nadine Gelly, directrice générale de la Guilde du jeu vidéo du Québec, qui rassemble maintenant 230 membres grands et petits: « L’une de mes tâches principales est de dialoguer avec les différents pouvoirs en place pour les persuader que nous sommes une industrie pertinente. Dans ce contexte, alors que différents articles vantent la bonne santé de l’industrie du jeu vidéo en ne se basant que sur des ventes de jeux plus anciens, j’ai dû mal à leur faire entendre qu’il est important d’investir dans notre industrie. Car dans notre secteur qui fonctionne avec des revenus cycliques, ça prend du temps avant de pouvoir justifier des pertes de revenus. Un studio peut fermer avant d’avoir pu le faire. »

Par ailleurs, Christopher Chancey nous confirme que son entreprise par exemple ne répond pas à certains critères pour les principales aides gouvernementales provinciales mises en place le mois dernier.

Nadine Gelly – Directrice Générale de la Guilde du jeu vidéo du Québec

Un retour possible au bureau?

Pour nos interlocuteurs, c’est difficile à envisager. Non pas parce qu’ils ne veulent pas, mais bien parce que ça leur parait tout bonnement impossible. « Les mesures de distanciation sociale nous obligerait à avoir les bureaux à deux mètres l’un de l’autre, » nous dit Christophe Chancey avant de continuer: « et je ne peux pas me permettre de payer quelqu’un pour désinfecter les toilettes toute la journée. »

Pour une industrie qui mise autant sur le contact, ces mesures d’éloignement sont effectivement un frein au processus créatif si pregnant dans les différents studios de la région.

En tout cas chacun attend les directives du gouvernement et utilise son bon sens avant de planifier quoi que ce soit. Et tous privilégient la santé et la sécurité de leurs employés au retour au travail sur site à tout prix.

Une situation qui amène malgré tout son lot d’apprentissages

Lorsque nous avons posé la question à nos interlocuteurs si la situation causée par le COVID-19 avait pu avoir des conséquences bénéfiques pour eux, leurs réponses ont été surprenantes. Jugez plutôt.

Christopher Chancey de ManaVoid cite parmi les apprentissages l’organisation de leur canal Discord, une meilleure compréhension des employés. Pour ce qui est des éléments qui seront conservés, l’entrepreneur a mis certaines choses en place comme la plateforme de télé-médecine Dialogue, mise en place au sein de la Guilde de jeu vidéo du Québec, qui permet de contacter un médecin par clavardage ou visioconférence.

Mais pour lui, c’est également une chance à un autre niveau. Le succès rencontré par le médium jeu vidéo a permis de faire comprendre au grand public que ce loisir n’est pas synonyme de violence ou de maladie mentale voire de handicap comme disent certains. Il y a un véritable effet positif de voir le jeu vidéo exploser à ce point en termes d’audience.

Cela dit pour Nadine Gelly, cet effet est à nuancer: « Les jeux vidéo se vendent et c’est une très bonne chose. Mais est-ce que ça va durer? Le public joue en ce moment parce qu’il est enfermé, confiné. Est-ce qu’une fois le confinement terminé, il ne préférera pas être dehors et délaissera les jeux vidéo? »

Pour Philip Barclay de Sabotage, la situation a permis à certains de ces collègues de « découvrir les joies du travail à distance. Surtout pour ceux qui avaient beaucoup de trajet pour aller et venir du bureau. » Il ajoute: « On s’attend donc à une augmentation du taux de travail à distance que l’on va accueillir avec bienveillance. »

Rainbow Billy: The Curse of the Leviathan, le prochain jeu de ManaVoid à venir l’an prochain

Un bilan somme toute à mitiger

Pour Christopher Chancey de ManaVoid, le jeu vidéo est à compter parmi les chanceux: « Dans l’industrie du jeu vidéo, on n’est pas les plus à plaindre. On est parmi ceux qui peuvent travailler le plus de la maison. On est chanceux d’avoir une équipe à l’aise avec la technologie. On est aussi chanceux d’avoir sécurisé notre financement suffisamment tôt et qui va nous permettre de tenir encore plusieurs mois. » Mais il tempère son avis : « Notre jeu est ce qu’il est. Il doit sortir avec le budget qu’on a. Et le budget il n’est pas infini non plus. […] Si ça se poursuit dans les prochains mois, comme ça a l’air d’être le cas, ça risque d’avoir certaines conséquences sur notre budget.»

Même constat à peu de choses près pour Philip Barclay de Sabotage: « Je ne veux pas qu’on apparaisse comme des gens qui se plaignent parce qu’on a dû surmonter quelques obstacles. On se considère très chanceux surtout avec le succès rencontré par la campagne. Mais en même temps, on a maintenant un compte à rebours et des échéances à respecter. Les attentes sont là et nous ne voulons pas décevoir le public. Nous avons donc encore beaucoup de travail devant nous mais ça aurait pu être bien pire. »

Quant à Tribute Games, Jean-François Major nous indique être: « dans le dernier sprint pour Panzer Paladin qui devrait sortir cet été. » Difficile d’ailleurs de s’accorder un délai selon lui surtout cette année avec les gros jeux qui s’en viennent accompagnés de la nouvelle génération de consoles.

Par ailleurs, sans nommer des studios en particulier, nous avons appris que certains studios, notamment spécialisés en réalité virtuelle, une activité physique par excellence, ont d’ores et déjà fermé. Ils pourraient être amené à rouvrir dans le futur mais rien n’est moins sûr. Cette crise aura mis et continue de mettre les nerfs des développeurs locaux à rude épreuve. Et c’est loin d’être terminé si l’on en croit les retours en confinement qui arrivent en Allemagne ou en Chine dû à un déconfinement trop hâtif de la part des autorités.

Nul doute qu’il y aura un avant et après COVID-19 dans l’industrie et dans la société à plus large échelle. Et seul le temps nous dira ce qui a vraiment changé car il est encore trop tôt pour le dire avec certitude.

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