Depuis quelques temps, les langues se délient dans l’industrie pour révéler les coulisses peu reluisantes derrière la production de jeux vidéo. On a eu d’abord l’enquête conjointe de Canard PC, Le Monde et Médiapart sur Quantic Dream en décembre 2017. Puis vient le dossier sur Rockstar fin 2018 et, plus récemment, les déboires de Bioware lors du développement de Anthem rapportés tous deux par Jason Schreier de Kotaku.
C’est cette fois au tour de Polygon d’enquêter sur Epic Games et plus précisément sur le phénomène Fortnite que l’on ne présente plus. Une douzaine d’entretiens sous couvert d’anonymat avec d’anciens et actuels salariés de l’entreprise ont été réalisés ces derniers mois. Semaines de 70 à 100 heures, un environnement de travail toxique et une boîte dépassée par le succès de son jeu. Voici ce qu’il faut retenir du dossier de nos confrères.
“Les employés de chez Epic ont intériorisé que les périodes de crunch font parties de leurs obligations professionnelles.”
Des semaines sans fin
Plusieurs témoignages d’employés concordent pour décrire des semaines de travail de plus de 70 heures allant pour certains jusqu’à plus de 100 heures. Ces périodes de crunch durent pour certains plusieurs mois du fait de la nature de jeu service de Fortnite qui ajoute du contenu régulièrement. Un porte-parole de chez Epic Games tempère ces propos en indiquant que ces amplitudes horaires sont extrêmement rares et que des mesures sont prises en interne pour éviter que ce genre de situation se répète.
“Nous sommes toujours en crunch. Le crunch ne finit jamais pour un jeu service comme celui-ci. Il y a toujours plus de contenus et de choses à faire.”
Un management par la peur
En théorie, les employés peuvent prendre autant de congés qu’ils le désirent. En pratique, c’est beaucoup plus compliqué. “L’entreprise nous donne des congés illimités, mais c’est presque impossible de prendre du temps. Si je pose des congés, la charge de travail retombe sur les épaules d’autres employés et personne ne veut être ce gars.” Pire encore, si certains refusent de travailler les fins de semaine, ils sont tout simplement renvoyés car l’objectif de l’équipe n’a pas pu être atteint. “ Des gens perdent leur emploi car il refusent de faire ces heures supplémentaires.”
“Un employé de longue date disait des choses comme « Il nous faut juste plus de corps. » Voilà comment était considérés les employés sous contrat: des corps.”
La situation est encore pire pour les employés embauchés par le biais d’un contrat à durée déterminée. Ceux-ci sont souvent remplacés s’il refusent d’effectuer les heures supplémentaires même si celles-ci sont toutes payées. “Les gens sous contrat sont dans une situation telle qu’ils savent qu’ils ne seront pas renouvelés s’ils ne font pas ces heures supplémentaires.” La durée des contrats de travail est déterminé à l’embauche et Epic décide le renouvellement de ceux-ci basé sur la qualité du travail effectué.
“Si à la fin d’une journée de 8 heures je demandais à mon superviseur si j’avais besoin de rester, j’avais souvent le droit à des regards jaugeant si je n’étais pas complètement stupide.”
Un autre témoignage affirme que “La plupart des employés n’ont aucun problème à faire du crunch si vous les payez 3 fois leur salaire en bonus. […] Beaucoup arrivent, travaillent intensément pour quelques temps et repartent.” Et une autre source de confirmer: “C’est dur, répétitif et épuisant. Tout le monde comprends. Vous êtes beaucoup mieux payés que dans n’importe quelle autre entreprise.”
Une entreprise dépassée
Le succès de Fortnite s’est accompagné de problèmes d’organisation. Le porte parole de l’entreprise affirme que le nombre d’employés a doublé depuis le lancement du jeu en 2017. De plus, des studios indépendants ont été engagés pour soulager le force de travail en interne. Les sources rapportent toutefois que ces initiatives n’ont pas permis de régler les problèmes d’heures supplémentaires.
“Les gens sont au bord de l’épuisement. Il faut que ça change. Je ne vois pas comment on pourrait continuer pour une année supplémentaire. Au début c’était stimulant car Fortnite était un immense succès […] Mais maintenant la charge de travail est sans fin.”
Ce genre de témoignages devient malheureusement de plus en plus courant. De plus en plus de voix s’élèvent (toujours dans l’anonymat cependant) mais on se rend compte de l’étendue du travail qui reste à effectuer dans l’industrie dans sa globalité. Que cela passe par des syndicats d’employés ou une restructuration des entreprises du secteur, il est indéniable qu’aucun jeu ne mérite de tuer à la tâche ceux qui les construisent.
Vers une amélioration?
Je vous laisse sur une note positive avec une citation du producteur exécutif de Respawn Entertainment à propos de Apex Legends. Les mentalités commencent peut être à changer: « Notre objectif à long-terme est de s’assurer qu’Apex Legends reste vivant et excitant en se concentrant sur la qualité du contenu plutôt que sur les nouveautés et la vitesse de parution. Dans le même temps, nous voulons maintenir notre culture en tant qu’équipe et éviter le crunch qui peut rapidement mener à l’épuisement ou pire encore. »
On pense aussi à Tanya Short de Kitfox Games, ici à Montréal, qui juge que « les gens sont plus importants que les projets » comme le rapportent nos confrères de Gamesindustry.biz dans un très bel article qui lui est consacré.